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ni M. Heine, ni M. Freiligrath, ne nous avaient permis de faire cette étude. Soyons attentifs, s’il vous plaît : voici l’Aristophane tudesque.

La pièce s’ouvre par une altercation fort bruyante entre un chirurgien et son valet ; ce chirurgien est un charlatan, et le valet un rustre grossier. De quoi s’agit-il ? quel est le sujet de la querelle ? Le docteur, pour s’exercer la main, veut absolument faire une opération. Pourquoi ne serait-ce pas sur Kilian (Kilian, c’est le valet) ? Faciamus experimentum in anima vili. Toinette conseillait à Argan de se faire couper le bras gauche et crever l’œil droit, lequel incommode l’autre et lui dérobe sa nourriture. Le docteur veut arracher à Kilian, devinez ! son estomac. La plaisanterie est tout-à-fait allemande en vérité, et dès le premier mot nous sommes aussi loin d’Athènes que de Paris. Kilian résiste, comme on pense ; lui enlever son estomac, à lui, à ce Kilian sensuel et glouton ! Le docteur se fiche. — Eh ! butor ! ne vois-tu pas que c’est pour ton bien et qu’il y va de ton honneur ? Ah ! quel service rendu à l’humanité, si on lui enlevait seulement l’estomac ! Quelle gloire ce serait pour toi, Kilian, si tu donnais un tel exemple et le mettais à la mode ! D’où viennent tous nos maux, je te prie ? Qu’est-ce qui éteint les flammes sacrées de l’inspiration ? qu’est-ce qui enfante la lâcheté, l’égoïsme, la convoitise ? L’estomac. Pourquoi Freiligrath a-t-il accepté la pension du roi de Prusse ? pourquoi Dingelstedt est-il conseiller aulique ? qui leur a donné ces détestables conseils ? qui brise chez les plus forts tous les plans, tous les projets de vertu et de liberté ? L’estomac, ô Kilian ! Et si le système que je t’indique était appliqué à l’état, ah ! c’est là que le progrès serait glorieux. Quels fonctionnaires nous aurions alors ! quels soldats ! quel peuple ! Cet amour de liberté dont on parle tant, qu’est-ce autre chose que de l’appétit ? Que les rois y songent ; ce n’est pas le cœur, c’est l’estomac qui fait les révolutions. Arrachez cet organe malfaisant, tout est sauvé.

Cette scène bizarre, grossière dans les détails, pleine de violences, pleine de personnalités injurieuses, indique assez, dès le commencement, quel sera le ton de toute la pièce. Les noms propres n’effraieront pas l’auteur. Les plus simples précautions que prenait le hardi poète grec seront intrépidement rejetées par la muse tudesque ; Cléon va être amené sur le théâtre, sans masque, sans déguisement, pour être rossé par le charcutier. Enivré de sa parole brutale, le pamphlétaire se prendra pour un poète, et, comme il ne comprend guère cet Aristophane à qui il n’emprunte que les gros mots, il se complaira dans son œuvre sans le plus léger scrupule, et s’écriera, le barbare « Athéniens, applaudissez ! »