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poètes auraient plus souvent cette rudesse originale de l’invention qu’une certaine délicatesse que donne le goût ; on y trouverait quelque chose qui approcherait plus de la force de Michel-Ange que de la grace de Raphaël[1]. » À l’époque où Montesquieu écrivait ces lignes, il n’y avait de vivant, pour l’Europe, que deux littératures, la nôtre et celle des Anglais. Nous trouvons la preuve de cette manière de penser dans une lettre qu’Adam Smith adressait, en 1755, aux rédacteurs du Journal d’Édimbourg. Après les avoir remerciés d’avoir doté l’Écosse d’une utile publication, Adam Smith engageait les rédacteurs à ne pas se borner au compte rendu des productions de l’Angleterre ou de l’Écosse ; il les exhortait à explorer l’Europe littéraire et scientifique, et à la faire connaître à leurs lecteurs. Adam Smith ajoutait que cette tâche n’était pas aussi pénible qu’elle pouvait le paraître au premier coup d’œil, par la raison qu’il n’y avait que l’Angleterre et la France où les sciences et les lettres fussent cultivées avec assez de succès pour exciter l’attention des nations étrangères. L’Italie et l’Espagne étaient réduites à des souvenirs, et, quant à l’Allemagne, Adam Smith disait expressément « Jamais les Allemands n’ont cultivé leur propre langue, et, tant que leurs savans conserveront l’habitude de penser et d’écrire dans une autre, il leur sera à peu près impossible, en traitant des sujets délicats, de penser et de s’exprimer d’une manière heureuse et précise. » La nation dont Adam Smith parlait ainsi avait produit Leibnitz, dont la gloire n’infirmait pas la vérité de ce jugement, car Leibnitz avait presque toujours écrit en latin et en français.

Il était impossible que l’Allemagne ne reçût pas à son tour de la réforme religieuse, dont elle avait été le premier théâtre, une impulsion littéraire. Une épopée sortit enfin des méditations et des rêveries du protestantisme allemand, épopée mélancolique et d’une douceur monotone, épopée dont la forme est bien imparfaite et dont les vers n’offrent que trop souvent une fatigante mollesse. Toutefois il y a dans la Messiade un sentiment chrétien si intime et si tendre, que l’Allemagne en fut remuée jusqu’au fond du cœur. Jusqu’alors, l’Allemagne n’avait guère eu d’autre poésie chrétienne que les chants du cordonnier de Nuremberg, et cette admirable traduction des Écritures par laquelle Luther et ses amis avaient rendu familières aux plus humbles esprits les magnificences de l’ancien Testament et les saintes tristesses du nouveau. C’est avec une sorte de fierté enthousiaste que le pays de Luther accueillit un poème dont le Christ lui-même était le héros, et qui avait pour sujet la rédemption de l’humanité.

L’unité de la pensée humaine se développe par les contrastes. Éveillée par la religion, la muse allemande demanda bientôt des inspirations au

  1. Esprit des Lois, liv. XIX, ch. xxvii.