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que le sentiment du beau est indispensable à l’humanité, et que le poète qui, par son génie, satisfait ce sentiment, l’empêche de s’éteindre, l’alimente, est utile au monde et paie toute sa dette.

Quel était vraiment l’idéal poétique de Goethe ? Nous l’avons dit, la poésie était pour lui la représentation idéalisée de la vie ; aussi s’éloignait-il de la sentimentalité des modernes pour se rapprocher le plus possible de la grande manière des poètes antiques. Il était aussi convaincu que si le poète saisit avec vivacité les caractères, les accidens, enfin toutes les faces que la réalité lui présente, il s’élève au sentiment de la vie universelle, mais qu’il s’y élève sans pour ainsi dire l’avoir voulu, ou que du moins il ne s’en aperçoit que plus tard. Quand Goethe eut terminé la première partie de Faust, il estima, en jugeant son œuvre, que la mélancolie moderne y avait trop mis son empreinte, et que la personnalité du docteur, ainsi que celle de Méphistophélès, y tenait trop de place ; aussi, dans la seconde partie, il n’y a plus d’autre héros que le monde lui-même. Les scènes de l’histoire et de la nature se succèdent avec une inépuisable richesse, et le poème est comme une autre création dont Goethe est le puissant δημιούργός. Seulement, dans cette création, le rôle de l’homme est trop effacé ; cette fois Goethe a poussé à l’extrême les principes de sa poétique, et les effets qu’il s’est proposé de produire. Les idées et les élémens ont, pour ainsi parler, seuls la parole, et l’homme se trouve réduit à une sorte de passivité fatale qui finit par peser sur l’ame du lecteur comme un poids douloureux. C’est pourquoi la seconde partie de Faust a, dans plusieurs endroits, quelque chose d’abstrus, d’aride et de triste. On pourrait alors la comparer au désert, au Sahara, où le voyageur, après s’être arrêté dans de délicieux oasis, auprès des sources vives et sous les frais palmiers, s’engage dans la plaine sablonneuse et vide, dans l’immensité stérile et nue.

Goethe, en développant son génie pendant trois quarts de siècle, a fondé la grandeur de la littérature allemande, et doté la littérature européenne de ce précieux résultat, qu’il y a un art possible et fécond pour les époques philosophiques, pour les sociétés où la raison tend à tout comprendre et à tout conduire. Plusieurs ont souvent soutenu, les uns avec conviction, les autres avec un esprit de calcul et de parti, qu’il n’y avait pour les modernes de poésie véritable que sous l’unique inspiration du christianisme. On a voulu emprisonner la muse sous les arceaux des vieilles cathédrales, et ne lui laisser d’autre clarté que la sombre et douteuse lumière qui perce à travers les vitraux des églises. Cependant, si la foi naïve et tremblante a sa poésie, l’intelligence réfléchie et savante doit avoir la sienne ; autrement l’ignorance serait l’éternelle et nécessaire condition de l’art. Par des faits et non par des théories, par des chefs-d’œuvre et non par un système, Goethe a prouvé qu’après les beautés poétiques, filles des mœurs et des croyances antiques,