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après même les artistes de génie qui avaient surtout cherché leurs inspirations dans la foi et les mystères du christianisme, il y avait encore pour les modernes d’autres sources de poésie. Le Titan germanique, affranchissant la muse des entraves qui la gênaient, l’a conduite en face de la nature et de la science, et lui a demandé si son cœur ne battait pas. La réponse ne s’est point fait attendre, et des chants nouveaux ont éclaté.

L’art, dans les époques philosophiques, n’est donc pas condamné nécessairement à une humiliante infécondité, mais il est plus difficile. C’est ce que reconnut avec une sincérité qui faisait son tourment un autre poète, le noble et passionné Schiller. Quand l’auteur des Brigands et de Don Carlos eut apaisé sa fougue en lui donnant un libre cours, il comprit qu’il devait s’élever à un art plus calme et plus vrai. Pour atteindre ce but, que de labeurs et de tâtonnemens, dont nous trouvons le témoignage dans sa correspondance avec Goethe, précieux monument sans lequel nous ne connaîtrions pas à fond les deux poètes, les deux amis[1] ! Là nous voyons Schiller se plaindre de la fatigue qu’il éprouve à mener de front l’imagination avec la pensée abstraite. Il avoue avec une aimable franchise la salutaire influence que Goethe exerce sur lui tant par ses conseils que par ses exemples ; il célèbre non-seulement sans envie, mais avec enthousiasme, la magnifique organisation que l’auteur de Wilhelm Meister avait reçue de la nature, et ce qu’il appelle la puissance intuitive avec laquelle ce dernier embrassait le monde. Enfin, en faisant un retour sur son propre talent, Schiller déplore de ne se trouver ni assez poète, ni assez penseur. C’est à ce généreux mécontentement de lui-même que Schiller dut des progrès nouveaux, une transformation heureuse. Dans l’auteur de Guillaume Tell, l’Allemagne put saluer un poète complet ; mais, par une amère dérision du sort, les forces de Schiller étaient épuisées au moment où il entrait en pleine possession de son génie.

Cependant, à côté de la poésie, la critique jetait de l’éclat ; elle avait pour premiers représentans Goethe et Schiller. Ces grands hommes ne négligeaient pas de former eux-mêmes l’intelligence et le goût de la nation qui jugeait leurs œuvres. Sur une autre ligne, Frédéric et Guillaume Schegel étudiaient avec profondeur l’Orient, l’antiquité grecque et le moyen-âge. On remarquait des rapports singuliers entre les poètes et les philosophes : Schiller et Fichte avaient des traits de ressemblance, l’inspiration de Goethe transportait souvent les esprits dans les mêmes régions où les conduisait la métaphysique de Schelling et de Hegel[2]. Ainsi la poésie, la philosophie, la critique, ont porté

  1. Briefwechsel Zwischen Schiller und Goethe, 1794-1805.
  2. Dans ce recueil, en 1843, nous avon déjà indiqué ces analogies.