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entre en campagne lui sont un avertissement sévère pour le cas où il aurait devant lui un ennemi plus considérable. On s’exagère beaucoup la grandeur des États-Unis en tant que puissance effective ; on se représente toujours l’immensité de leurs ressources matérielles, on ne compte pas tout ce qu’on en doit déduire par suite du double défaut de centralisation et de population ; on songe encore moins que plus l’une augmentera, plus l’autre deviendra impossible. Ainsi la guerre du Mexique surprend les États-Unis avec une armée régulière de 8,000 hommes, un vingt-deuxième de l’armée française ; combien ne faudra-t-il pas de temps et de peine pour l’élever à 15,000, chiffre voté par le congrès ! Le gouvernement a pouvoir de construire 16 vaisseaux de ligne et 40 frégates ; pour comprendre combien il sera difficile de réaliser ces armemens, il suffit de quelques observations : la flotte américaine se compose en ce moment de 11 vaisseaux et de 17 frégates, sur lesquels 5 vaisseaux seulement et 6 frégates de premier rang sont à même de prendre la mer sans trop attendre. La marine militaire ne compte que 6,000 hommes, dont 960 Américains ; en y joignant la marine de commerce, on arrive au total de 63,000 matelots, dont 40,000 Anglais. Les deux marines britanniques représentent 288,000 hommes ! Enfin la force des États-Unis est, dit-on, dans leurs milices, et les tireurs du Kentucky et du Ténessée se sont presque fait une réputation militaire ; mais on oublie qu’il en est toujours venu bien peu sous les drapeaux, même au temps de la guerre de l’indépendance, et aujourd’hui, avec les habitudes partout répandues d’aisance et de commerce, il en viendrait encore moins. On s’en aperçoit déjà ; les états les plus voisins du théâtre des hostilités ne se pressent pas d’y envoyer leurs volontaires ; d’autres accusent le Texas des embarras qu’il leur donne, et voudraient le condamner à défendre tout seul sa frontière contestée.

Les partisans de la paix gagneront certainement à ce relâchement inattendu des partisans de la guerre. On ne pouvait accepter la médiation anglaise sous le coup d’un premier désastre ; le désastre une fois réparé, il est bien possible qu’on use très modérément de la victoire. Les Anglais, de leur côté, ont déjà fait trop de sacrifices au sujet des limites de leurs propres possessions pour en perdre le fruit, afin de mieux garder les limites des possessions mexicaines.

Il est néanmoins bien difficile de prévoir les vicissitudes possibles de cette grave affaire. L’ouverture de l’Océan Pacifique par l’occupation des ports de la Californie doit naturellement tenter le cabinet de Washington et plus naturellement encore effrayer l’Angleterre. Les susceptibilités nationales peuvent se mêler aux intérêts politiques, et il suffirait peut-être d’une rencontre malheureuse pour déterminer des changemens dans la situation des grandes puissances. En face de ces événemens, il faut nous féliciter encore de ce que M. Guizot ait dû proclamer à la tribune notre complète neutralité. Quel que soit le résultat, nous avons plus à gagner qu’à perdre en restant fidèles au principe que nous avons embrassé. Nous croyons qu’il serait imprudent pour les États-Unis de vouloir dès aujourd’hui s’installer à Monterey ; nous ne regrettons cependant aucune des occasions qui peuvent amener le développement de leurs forces navales : il vaut mieux pour la paix du monde trois nations maritimes que deux seulement, et nous préférons l’équilibre sur les mers à l’équilibre américain.

Sous le poids de ces éventualités, qui peuvent tout d’un coup devenir si graves,