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souffert, et n’en devait guère souffrir ; l’université s’occupait assez peu de politique. Tout au plus, quelque jeune docteur parlait-il de nous redemander l’Alsace avec un morceau de la Lorraine ; mais cette belle ambition ne tirait point à conséquence : c’était, en vérité, pur propos après boire, un malin souvenir des chansons du vieil Arndt, que le nouveau roi rétablissait à Bonn ; un trait affecté de ce patriotisme érudit qui, à entendre M. Heine, viendrait peut-être un jour nous chercher querelle pour avoir autrefois si méchamment décapité ce pauvre Conradin de Hohenstauffen. Il s’en fallait, d’ailleurs, qu’on prit fort au sérieux ces antiques ressentimens, et, quant à des sujets plus pressans et plus graves, quant à des débats intérieurs, des débats constitutionnels, l’esprit n’y était point. L’agitation des premières années qui suivirent 1830 avait cessé ; le roi de Prusse n’avait point encore réussi à fabriquer les matériaux d’une agitation nouvelle. Tout allait presque à l’ancienne mode. Je vois toujours le bon Zacharise monter en chaire avec sa houppelande et ses grandes bottes, telles que les portaient les paladins de 1813 ; il était alors de tradition que le célèbre légiste dépassait en secrètes bizarreries les plus bizarres figures qu’eût jamais rêvées l’imagination d’Hoffmann. Maintenant il n’y a plus de place en Allemagne pour les personnages des Contes fantastiques. Le fantastique s’en va comme le reste, chivalry is over ; dans ce temps-là, tout n’était point encore parti, il en serait volontiers resté quelque chose au sein de la vieille université. Je me rappelle certaines leçons sur le Faust, où le maître semblait si possédé de son sujet, qu’il se substituait presque à son héros, expliquant comme pour lui-même et par lui-même ces violentes passions de l’intelligence, dont il était, pensait-on, la victime autant que l’interprète. Mais du moins n’y avait-il point d’autre orage qui grondât au fond des auditoires de Heidelberg, et celui-là grondait bien bas. Les professeurs faisaient honnêtement et régulièrement leurs cours ; les étudians leur donnaient des sérénades et les complimentaient le soir aux flambeaux ; les étudians cheminaient avec la plus parfaite innocence le long du stade académique ; la rumeur de leurs fêtes troublait seule le silence des gothiques châteaux du Neckar, lorsqu’un jour de commerce leurs barques remontaient et descendaient la rivière, toutes chargées de musique, de drapeaux et de feuillages.

Aujourd’hui quel changement ! La ville même, la ville entière, est tout autre ; les maisons s’élèvent et se font marchandes ; les rues s’emplissent de passans et de voitures ; il y a partout du tumulte et du bruit. Heidelberg est à présent le carrefour d’une grande route ; des lignes de fer s’y croisent, des bateaux à vapeur en partent et s’y arrêtent. Les idées se sont renouvelées en même temps que les lieus, et la pensée publique a, pour ainsi dire, revêtu cette face mouvante du pays. Heidelberg est en émoi comme tout le grand-duché.