Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 14.djvu/118

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vertu, M. Jordan avait conquis un rang distingué dans l’université de Marbourg. C’était un loyal caractère et une ame simple. Profondément attaché aux plus généreux principes, il en attendait l’avènement avec cette foi contemplative qu’inspirèrent long-temps en Allemagne et les théories de la science et ce que j’appellerais volontiers la nonchalance de la vie académique. Une fois le moment venu, il ne fit point défaut à sa cause, et la servit avec la droiture de ses convictions, avec sa douceur et sa modération naturelles. Les états du pays avaient été rassemblés à Cassel, en octobre 1830, sous le coup même du grand ébranlement de juillet. Député de l’université, qui l’avait déjà choisi pour recteur, M. Jordan fut nommé rapporteur de la commission législative qui devait présenter au prince un projet de constitution. Rédigé presque entièrement par lui, consacré par l’acceptation du souverain, ce bel ouvrage fit sa gloire, comme il devait faire sa perte. La charte à peine octroyée, M. Hassenpflug entra au ministère pour annuler ces fâcheuses concessions que l’on avait souscrites ; c’était un inflexible bureaucrate, champion déterminé du pouvoir absolu, prêt à tout pour le rétablir. Aussitôt que la diète de Francfort eut signifié ces arrêtés de 1832 qui neutralisèrent si vite les conséquences de la révolution de juillet en Allemagne, M. Hassenpflug prononça la dissolution de la chambre hessoise, et voulut empêcher tous les membres indépendans d’y rentrer. M. Jordan était nécessairement le premier sur cette liste de proscription. Il en coûte de dire les moyens qu’on ne rougit pas « employer contre lui ; on le menaça de la corde par lettres anonymes, on ordonna une enquête sur ses mœurs, et la police de Marbourg dut interroger publiquement à son sujet les plus viles créatures. L’université répondit en le nommant une troisième fois son député. Arrivé à Cassel, il y trouve commandement de quitter la ville sous vingt-quatre heures ; le tribunal suprême l’autorise à rester, et les suffrages unanimes de ses collègues l’élèvent à la présidence. La chambre est immédiatement punie de cette insigne rébellion par une dissolution nouvelle. C’était en mars 1833, un mois avant les événemens de Francfort ; le moment pouvait être critique. M. Hassenpflug s’avisa d’un expédient assez analogue aux homélies familières du grand-duc de Bade : il manda M. Jordan, il lui remontra que son obstination troublait l’état, que sa présence à la chambre était comme une barrière entre le prince et son peuple ; il le pria de se retirer de bonne grace pour prouver qu’il était un fidèle sujet. M. Jordan céda, et se désarma lui-même devant son ennemi. Il n’y a que la bonhomie sentimentale de certains esprits allemands qui puisse atteindre à ce sublime de l’innocence politique. Disons tout : le malheureux était pris en même temps par la famine, et, frustré du traitement que lui devait le pays qu’il honorait, M. Jordan n’avait plus de pain pour ses enfans.