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pyriforme). Ce pays étrange est presque désert, et il n’y a qu’une bande très mince de la côte qui soit habitée par des colons, tous âpres à faire fortune, et par des convicts tirés des tavernes et des bouges de Londres. Il est heureux qu’une observatrice attentive, telle que mistriss Meredith, ait planté là sa tente, pour nous donner une description détaillée et féminine de tant de singularités naturelles. Déjà plusieurs espèces se sont perdues, et l’on sait que personne n’est plus inattentif aux beautés de la nature et à ses bizarreries que le paysan et le colon. Pour eux, une forêt n’est autre chose qu’un amas de cordes de bois, et la plus misérable taverne a plus d’attrait et plus d’intérêt qu’un merveilleux paysage. Ce sentiment du pittoresque, que l’on serait tenté d’associer naturellement aux scènes et aux aspects primitifs, est au contraire un des résultats extrêmes de la civilisation ; on ne doit rien attendre de poétique, dans le sens de la création littéraire, des peuples dont l’activité matérielle se porte vers l’accroissement de leur bien-être, et pour qui le monde physique n’est qu’un vaste atelier. En vain les Américains du nord cherchent-ils leur poésie, en vain des bataillons d’hommes civilisés débarquent-ils chaque jour sur les plages de la Nouvelle-Galles du Sud, si riche en singularités naturelles : les sociétés destinées à produire plus tard la littérature appropriée à ces latitudes ne sont pas nées, et s’annoncent à peine.

On ne doit donc pas s’étonner que les meilleures et les plus vives descriptions de l’Australasie, de la Tasmanie, de l’Amérique septentrionale, soient dues non à la plume des anciens colons ou de leurs fils, mais aux nouveaux arrivans, que l’imprévu des spectacles stimule et sollicite, et qui apportent dans ces pays les résultats intellectuels d’une civilisation vieille, puissante et observatrice. Les femmes ont, sous ce rapport, un grand avantage ; elles ne sont pas, comme leurs maris, pressées de ces intérêts violens qui émoussent toute sensibilité. Leurs yeux restent ouverts, leur curiosité excitée cherche à se rendre compte de la nouveauté des aspects, et ce sont elles qui retracent avec le plus de verve et de vivacité la chronique de ces nouvelles régions. Je ne connais rien de plus curieux que les descriptions d’animaux inouis, rien de plus brillant, j’allais dire de plus séduisant, que les crapauds et les grenouilles de mistriss Meredith. Chacune des nuances qui parent ces habitans des marécages australasiens est pour elle un sujet d’enthousiasme descriptif ; elle s’y complaît, et ses habitudes studieuses prêtent de l’exactitude et de la précision à son admiration même. Je suis persuadé qu’on ira plus tard chercher dans ses pages des espèces qui se seront perdues. Lorsque la civilisation aura fait son œuvre et transformé le sol et le pays, lorsque les colons auront dépossédé la race indigène et conquis ces plaines centrales, espaces inconnus, qui n’ont été visitées par aucun