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— Mais on dit que les gens du Sind n’ont pas voulu le laisser passer. Que feront les Anglais, si cela est vrai ?

— Je suppose qu’ils enverront par une autre route les présens qu’ils destinent à votre majesté.

— Et ils se laisseront ainsi manquer par ces canailles de Sindiens ?

Continuant ce genre d’entretien saccadé, Rundjet essaie encore d’aborder à plusieurs reprises divers autres sujets qui touchent plus ou moins directement à ses intérêts politiques ; mais, voyant que Jacquemont répugne à lui répondre, il finit par abandonner ce chapitre et le questionne sur la médecine. Bien que Rundjet ne croie guère à cette science, la confiance qu’il a dans le savoir de Jacquemont triomphe de son scepticisme et le décide à demander une consultation. Sa santé ne lui permet plus de s’enivrer, et de nombreux excès ont provoqué chez lui une impuissance prématurée. Par modestie, Rundjet n’accuse que la faiblesse de son estomac. Jacquemont, qui le comprend à demi-mot, lui donne quelques pilules de cantharides, en lui recommandant toutefois de n’en user qu’avec modération ; et, comme il faut toujours aux Indiens quelque chose de mystérieux, de sublime dans leurs potions, il prescrit en outre une préparation fort innocente de poudre de perles calcinées.

Ainsi se termine la première et la plus intéressante des entrevues de Jacquemont avec Rundjet-Sing. Le conquérant et le chef politique se révèlent tout entiers dans les questions du raja. On y aperçoit l’esprit remuant et guerrier de sa nation, qui doit quelque jour la pousser à sa perte, mais tempéré et contenu chez le fondateur de la monarchie par une sagesse, une prudence et une habileté profondes. Dans les autres entretiens de Jacquemont avec ce prince, on trouve encore des détails de mœurs d’une grace charmante ; mais la politique a disparu, et l’homme d’état a fait place au roué valétudinaire et décrépit que tout son génie ne sauve point du ridicule.

Après l’audience, le prince alla rejoindre la ranie, qui l’attendait dans le kiosque. Il lui demanda ce qu’elle pensait de son visiteur, et surtout si elle le croyait Français. — Certainement, répondit-elle avec cette finesse d’observation qui caractérise son sexe, certainement il est Français. Il a changé vingt fois de posture, il a fait des gestes en parlant, il parle haut, puis il parle bas, puis il rit. Rien n’est plus facile que de distinguer un Français d’un Anglais. — Rundjet approuva cette remarque, et, se tournant vers le général Ventura, il ajouta : Certainement il est Français ; je l’aime beaucoup. Il veut aller à Cachemire ; il ira partout où il voudra, et j’aurai soin de lui. — Bien qu’avare et défiant, Rundjet laissa en effet à Jacquemont toute liberté pour ses voyages et le combla de présens.