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de tous. C’était la ranie Chanda qui avait préparé ce piège avec une adresse et une perfidie dignes de Machiavel. En corrompant les chefs de l’armée par ses faveurs et par ses caresses, en excitant dans une soldatesque à moitié sauvage la soif insatiable de l’or, elle avait détaché de Hira-Sing les hommes qui faisaient sa force. Désormais il était impossible de satisfaire l’armée ; Hira-Sing, bien que riche et généreux, ne pouvait donner que sa fortune, et cette fortune était bornée. Quand la ranie le vit au bout de ses ressources, elle commença à parler avec affectation des millions de son frère (dérobés par elle-même au trésor de Rundjet) et des largesses qu’on pourrait attendre de Jowahir-Sing, si on voulait l’accepter pour ministre. L’armée eut bientôt compris. Jowahir, de son côté, n’épargnait pas les largesses : il offrait à chaque soldat un bracelet d’or et une gratification de six mois de solde. Hira-Sing ne tarda pas à reconnaître que sur un pareil terrain la lutte lui était impossible, et il avait déjà pris le parti de la retraite, quand il fut égorgé, le 21 décembre 1844, à quelques lieues de Lahore, sur la route, de Jamou, où il allait chercher un asile auprès de son oncle Goulab-Sing.

A partir de cette catastrophe jusqu’au traité de Kussour, signé le 18 février 1846, la ranie s’est maintenue sur le trône comme par miracle, sans autre appui que celui fort précaire de ses amans, qu’elle était dans l’habitude de changer assez souvent, et en dépit de l’hostilité presque avouée de toute la famille Dogra[1]. Jouet de tous les caprices populaires, elle n’a survécu à tant de tourmentes qu’à la condition de leur céder toujours. Cette dernière période de sa vie, qui s’étend du 21 décembre 1844 au 19 février 1846, est celle qui offre le plus d’intérêt par les grands événemens auxquels elle se trouvé liée. Il est donc important de bien connaître les nouveaux personnages qui vont entrer en scène ; la plupart vivent encore, et leur rôle n’est pas fini.

C’est Jowahir-Sing qui se présente d’abord. Durant les premiers mois du règne de la ranie, son frère Jowahir-Sing fut son premier ministre. Cet homme, qui devait tout à la ranie, n’était qu’un parvenu de bas étage. Sans éducation, sans courage et sans talent, livré à la débauche la plus crapuleuse, Jowahir avait néanmoins la sottise d’être jaloux des amans de sa sueur. Il passait tout son temps à se quereller avec eux ou à a machiner des intrigues pour les faire assassiner.

Après lui, ou plutôt avant lui, le personnage le mieux placé dans les affections de la ranie Chanda était un officier de cavalerie nommé Lal-Sing. C’était et c’est encore aujourd’hui son amant préféré. D’une bravoure

  1. On désigne ainsi Goulab-Sing, ses fils et ses neveux, frères d’Hira-Sing, maîtres de la montagne, chefs d’une secte religieuse qui diffère de celle de la cour et qu’un schisme sépare de celle des Sikhs.