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jour et dont le nom revient en toute occasion à notre pensée. Le public lui-même a perdu en M. Charles Labitte plus que ceux qui en sont le mieux assurés ne sauraient le lui dire. Les personnes qui, sans connaître notre ami, l’ont lu pendant dix années et l’ont suivi dans ses productions fréquentes et diverses, qui l’ont trouvé si facile et souvent si gracieux de plume, si riche de textes, si abondant et presque surabondant d’érudition, qui ont goûté son aisance heureuse à travers cette variété de sujets, ceux même auxquels il est arrivé d’avoir à le contredire et à le combattre, peuvent-ils apprendre sans surprise et sans un vrai mouvement de sympathie que cet écrivain si fécond, si activement présent, si ancien déjà, ce semble, dans leur esprit et dans leur souvenir, est mort avant d’avoir ses vingt-neuf ans accomplis ? Il était à peine mûr de la veille ; il était à cette plénitude de la jeunesse où la saison des fruits commence à peine d’hier et où quelques tours de soleil achèveront, où l’on n’a plus enfin qu’à produire pour tous ce qu’on a mis tant de labeur et de veilles à acquérir pour soi. Il s’était perfectionné, depuis les trois dernières années, de la manière la plus sensible pour qui le suivait de près. Le jugement qu’il avait toujours eu net et prompt s’affermissait de jour en jour ; il avait acquis la solidité sous l’abondance, et cette solidité même, qui eût amené la sobriété, tournait à l’agrément. Il n’y aurait qu’à retrancher et à resserrer un peu pour que l’étude sur Marie-Joseph Chénier devînt un morceau de critique biographique achevé de forme autant qu’il est complet de fond. L’article sur Varron est un modèle parfait de ce genre d’érudition et de doctrine encore grave, et déjà ménagé à l’usage des lecteurs du monde et des gens de goût ; l’étude sur Lucile également ; et nous pourrions citer vingt autres articles gracieux et sensés, et finement railleurs, qui attestaient une plume faite, et si nombreux que de sa part, sur la fin, on ne les comptait plus. Mais, encore un coup, il n’avait pas vingt-neuf ans, et, si mourir jeune est beau pour un poète, s’il y a dans les premiers chants nés du cœur quelque chose d’une fois trouvé et comme d’irrésistible qui suffit par aventure à forcer les temps et à perpétuer la mémoire, il n’en est pas de même du prosateur et de l’érudit. La poésie est proprement le génie de la jeunesse ; la critique est le produit de l’âge mûr. Poète ou penseur, on peut être rayé bien avant l’heure et ne pas disparaître tout entier. Cependant, parmi les noms les plus habituellement cités de ces victimes triomphantes, n’oublions pas que Vauvenargues avait trente-deux ans, qu’Étienne de La Boétie en avait trente-trois : ces deux ou trois années de grace accordées par la nature sont tout à cet âge. Mais un critique, un érudit, mourir à vingt-neuf ans ! Qu’on cherche dans l’histoire des lettres à appliquer cette loi sévère aux hommes les plus honorés et qui, en avançant, ont conquis l’autorité la plus considérable comme organes du goût ou comme truchemens spirituels de