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fut promulgué, Athènes avait dans ses murs une élite d’hommes éminens restés fidèles à ses traditions philosophiques et littéraires. Damascius de Syrie, Simplicius de Cilicie, Eulalius le Phrygien, Priscius de Lydie, Hermias et Diogène de Phénicie, Isidore de Gaza[1], cultivaient la science avec une ferveur et une union qu’augmentait tous les jours le sentiment des périls qui les environnaient. Ils vivaient à Athènes sous l’œil irrité d’une religion triomphante qui considérait leurs opinions et leurs doctrines comme autant d’attentats. Néanmoins ils persévéraient dans leurs travaux, dans leurs efforts, pour ne pas laisser mourir le flambeau de la science antique. Damascius continuait l’enseignement de Proclus ; Isidore portait dans la spéculation un enthousiasme qui lui inspirait pour l’érudition et l’histoire ce mépris que Malebranche devait aussi éprouver plus tard ; Simplicius interprétait les Catégories ainsi que la Physique d’Aristote dans les livres qui nous sont parvenus, et il nous a laissé sur le stoïcisme d’Épictète des commentaires où il parle du devoir et de Dieu avec une élévation qu’aucun chrétien n’a surpassée. Arrivé à la fin de ses commentaires, Simplicius s’exprimait ainsi : « Voilà ce que j’ai pu fournir selon mes forces à ceux qui lisent Épictète ; dans des temps où la tyrannie nous opprime, j’ai trouvé que l’occasion était bonne pour commenter d’aussi admirables discours, et j’en ai profité avec une sorte de joie. » Enfin Simplicius terminait par une invocation à Dieu, maître de toutes choses, père et guide de la raison humaine. Il le suppliait de toujours inspirer à l’homme de hautes pensées et le courage de fouler aux pieds ses passions. Il allait jusqu’à lui demander le salut de l’ame, en le conjurant de dissiper les ténèbres qui obscurcissent notre intelligence, afin que nous puissions distinguer, comme dit Homère, et l’homme et Dieu[2]. Voilà de ces paroles qui arrachaient à saint Jérôme cet aveu : Les stoïciens s’accordent avec notre dogme dans la plupart des choses ; stoici nosiro dogmati in plerisque concordant. Cependant, puisque la tyrannie dont parlait Simplicius ne se contentait plus d’effrayer la liberté de la pensée, de la gêner, mais l’étouffait, puisqu’elle imposait un silence absolu aux représentans de la philosophie, ils préférèrent s’exiler plutôt que de rester dans Athènes muets et avilis. Triste moment dans l’histoire des idées que le jour où le soleil de l’Attique éclaira la fuite de ces hommes à la fois si constans et si paisibles ! Il faut croire, pour la dignité de la nature humaine, qu’ils laissèrent derrière eux quelques regrets, quelques amitiés, que le despotisme du maître de Constantinople n’avait pas glacé toutes les ames, et que quelques jeunes Athéniens s’indignèrent

  1. Isidore de Gaza vivait tantôt à Athènes, tantôt à Alexandrie. C’est d’Alexandrie qu’il est parti pour aller en Perse.
  2. Simplicii Comentarius, etc., tome Ier, pages 525, 526 ; Lipsin, 1800.