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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 14.djvu/51

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un demi-siècle. Une progression moins prodigieuse, mais assez rapide encore pour causer des inquiétudes, est signalée dans les autres contrées de l’Europe. La France, qui ne comptait pas plus de 23 millions d’ames sous Louis XV, en alimente plus de 34 millions aujourd’hui. L’accroissement a été de 14 pour 100 dans les vingt années qui ont précédé 1836. Depuis la pacification générale, la Prusse a vu augmenter le nombre de ses sujets dans la proportion de 50 pour 100. Au lieu de 10,349,000 ames que lui attribuèrent les traités de 1815, elle en comptait 15,472,000 en 1843. Un dénombrement fait en 1763 évaluait à 20 millions d’habitans la population de l’empire russe. Les tableaux officiels publiés récemment accusent environ 61 millions[1]. La population suédoise est, dit-on, doublée depuis un siècle, malgré les obstacles opposés par le climat à l’accroissement des ressources alimentaires. D’autres pays où la progression a été peu sensible, l’Espagne par exemple, sont entrés dans une phase de réformes dont l’effet sera probablement d’augmenter les chances de vie.

Ici se présente une difficulté vraiment bien grande. Le mieux que je puisse faire est de l’exposer avec bonne foi. Cet accroissement de population général en Europe est-il un bien, est-il un mal ? Est-ce un indice de prospérité, est-ce un présage certain de misères ? Les administrateurs, disposés à une douce quiétude, établissent par des faits irrécusables que jamais la vie n’a été plus facile, plus assurée, et que par conséquent les craintes ne sont pas fondées. Les alarmistes ne manquent pas de preuves non plus pour démontrer qu’il y a dans tous les pays des souffrances cruelles. La statistique vient en aide à l’une et à l’autre opinion. Comment expliquer ce contraste ? C’est que, d’une part, on raisonne d’après l’état des populations prises dans leur ensemble et sans exception de classes, et que, d’autre part, on consulte seulement les faits relatifs aux classes misérables. Nous nous placerons successivement à ces points de vue divers pour apprécier l’état économique et moral des sociétés européennes. On m’excusera d’entrer dans quelques détails techniques nécessaires à l’intelligence de ce qui va suivre.

La population peut augmenter de deux manières, ou par un surcroît désordonné du nombre ordinaire des naissances, ou par un abaissement du chiffre ordinaire des décès. Dans le premier cas, la nation qui augmente numériquement s’affaiblit en réalité ; la durée moyenne de la vie[2] s’abaisse. Le contraire arrive dans le second cas. Le nombre des

  1. Dans ce total, les serfs font nombre pour les trois quarts, et les hordes nomades pour 9 millions de têtes. La noblesse héréditaire et administrative comprend un peu plus de 1,100,000 individus.
  2. Les statisticiens ont deux manières d’apprécier par des chiffres la prolongation de la vie. Leurs évaluations ont pour base tantôt la vie probable, tantôt la vie moyenne. La probabilité de vie est indiquée par l’âge auquel la moitié des individus nés pendant le cours d’une même année a cessé de vivre. Supposez, par exemple, que, sur 1,000 naissances annuelles, il ne reste plus que 500 personnes vivantes quinze années après, le chiffre 15 sera celui de la vie probable. Le terme de la vie moyenne s’obtient en additionnant toutes les années vécues par le groupe d’individus sur lequel on opère, et en divisant ce total collectif par le nombre des décès : ainsi, que les 1,000 personnes décédées à des âges divers aient vécu collectivement 25,000 ans, le chiffre de la vie moyenne sera 25. La vie probable est un indice de l’état des basses classes ; quand elle s’élève, on peut conjecturer que dans les familles laborieuses l’aisance est assez répandue pour que l’enfance y soit entourée de soins. Il suffit, au contraire, pour élever la moyenne de la vie, qu’une classe riche et privilégiée ait les moyens de reculer les bornes ordinaires de l’existence.