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mais riche de sa confiance en Dieu. Chef d’une nombreuse famille qui demandait du pain avec des cris déchirans, un homme ordinaire eût été chercher du travail. L’homme de Dieu allait tranquillement s’agenouiller dans une mosquée. Un jour que la famille était réduite aux extrémités, un ange sous la forme humaine, se présentant comme un envoyé d’Aïssa, remet à la famille désolée les provisions nécessaires pour un repas succulent. Les jours suivans, le même messager revient en doublant à chaque fois la ration de la veille, de sorte qu’en peu de temps la profusion succède à la plus affreuse détresse. Après avoir éprouvé son protégé dans la misère, Dieu le met à une épreuve plus redoutable, celle de l’opulence. La femme du marabout, descendant un seau dans la citerne, le retire plein de pièces d’or. Le saint homme distribue l’or aux pauvres, et ne demande au ciel que de l’eau pure pour ses ablutions. La réputation du marabout ne tarde pas à se répandre. Les disciples arrivent à lui de toutes parts. Sidi Aïssa se contente d’en choisir cent. En les associant aux mérites de sa vertu miraculeuse, il leur demande en retour une confiance absolue, une abnégation aveugle.

À ces élus qui devaient être les apôtres de l’ordre, Sidi-Aïssa préparait une rude épreuve. Aux pieuses réjouissances du beïram, chaque famille musulmane est dans l’usage de sacrifier un mouton. Les riches se distinguent en cette circonstance, en tuant autant de moutons qu’il y a de personnes dans leur famille. Jalouse de témoigner sa sympathie aux indigènes, l’administration française a pris l’habitude, depuis quelques années, de distribuer gratuitement des moutons à ceux qu’une extrême misère eût empêchés de célébrer le beïram. Or, un jour que les cent disciples d’Aïssa étaient réunis pour cette fête, le maître, leur déclarant qu’il avait résolu de les égorger tous comme de vrais moutons, les invita à entrer un à un dans sa maison pour l’accomplissement du sacrifice. Un des khouan se détache du groupe, franchit le seuil, et bientôt le ruisseau coulant de la maison dans la rue prend aux yeux des frères une teinte sanglante. Plusieurs autres franchissent le seuil successivement. Ceux qui restent sur la place publique voient, à chaque victime, le torrent de sang qui fume et grossit. Trente-neuf frères, plus un Juif qui se convertit subitement au mahométisme, vont ainsi tendre la gorge au sacrificateur. Les autres disciples, frappés d’épouvante, prennent la fuite en maudissant leur maître. En un instant, la nouvelle de l’horrible boucherie se répand par la ville. La justice accourt ; on force l’entrée de la maison du marabout, et on trouve… quarante moutons égorgés aux pieds de quarante fidèles qui chantent les louanges d’Allah ! Éclairé par cette épreuve, Sidi-Aïssa réduisit de cent à quarante le nombre des apôtres destinés à la propagation de sa secte.