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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 14.djvu/607

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Cet ordre, qu’on pourrait prendre pour une vaste association de bienfaisance, n’a donné jusqu’ici aux Français aucun sujet d’inquiétude. L’émir Abd-el-Kader, qui regarde comme ses ennemis personnels tous ceux qui ne tirent pas le glaive contre nous, n’a rien négligé pour rendre suspects aux farouches musulmans les khouan de Tsidjani. Pendant neuf mois de l’année 1838, il tint la ville d’Aïn-Madhi en état de siége, et fit d’énormes sacrifices en hommes et en argent sans pouvoir détruire le foyer principal de la secte qu’il déteste. D’un autre côté, cette attaque impie contre le fils d’un marabout généralement vénéré a compromis la cause d’Abd-el-Kader dans le Sahara. Lorsqu’en 1844, une colonne française, commandée par le duc d’Aumale, fit une pointe vers Biskara et les Ziban, au sud de Constantine, les nomades du désert se réunirent à Temassin, pour consulter sur la conduite qu’ils devaient tenir, leur oracle habituel, le chef des khouan Tsidjani. Le marabout, qui n’avait pas encore eu le temps d’oublier l’injuste agression d’Abd-el-Kader, répondit en ces termes : « C’est Dieu qui a donné l’Algérie aux Français, c’est lui qui protège leur domination. Restez donc en paix, et ne faites pas parler la poudre contre eux. » Cette simple parole du vénérable Hadj-Ali a empêché l’effusion du sang.

Les musulmans ont aussi leurs jésuites ! Ce n’est point un sobriquet donné par allusion à un ordre remuant et insidieux dont le prestige est basé sur des jongleries. Le nom de jésuites, suivant la piquante érudition de M. de Neveu, est la traduction exacte de aïssaoua, donné aux sectateurs de Sidi-Mhammet-ben-Aïssa. Jésus-Christ est désigné dans le Koran et dans les livres arabes par ce nom d’Aïssa, de sorte qu’en suivant l’analogie grammaticale, un homme de la compagnie de Jésus est littéralement un aïssaoui, un jésuite ; mais la ressemblance ne va pas plus loin. Quelle que soit l’opinion qu’on se fasse des jésuites du catholicisme, il serait ridicule de méconnaître que leur corporation a été un puissant foyer de lumière, un instrument civilisateur d’une souplesse et d’une portée merveilleuses. Les khouan de Sidi-Aïssa, au contraire, n’ont jamais été que des intrigans de bas étage, des saltimbanques spéculant sur la crédulité niaise de la populace ; leur rôle politique se réduit aujourd’hui à l’espionnage et au colportage des nouvelles. Pour leur trouver quelques points de ressemblance avec le monachisme chrétien, il faudrait citer les moines mendians issus de saint François d’Assises, bien plus que les disciples de Loyola.

L’ordre des khouan Aïssaoua a ses racines dans le Maroc. Il fut fondé, il y a plus de trois siècles, à Meknès, ville importante à cette époque, où elle était le chef-lieu de l’une des quatre grandes divisions administratives de l’empire. La légende du fondateur est tissue de ces absurdités qui captivent toujours les imaginations populaires. Sidi-Mhammet-ben-Aïssa était un homme d’une pauvreté proverbiale aux yeux de la foule,