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vivre. La malheureuse bête se mourait ; ses pieds, en marchant, s’embarrassaient dans, ses entrailles, et, arrivée en face du taureau, qui la regardait venir, elle s’abattit tout à coup. Le picador tomba désarmé et à découvert entre sa monture et son ennemi. Aussitôt le taureau bondit et se jeta sur lui. Par un hasard providentiel, l’homme étendu par terre et collé contre le sol fut manqué. Les cornes terribles rasèrent ses reins et allèrent mettre en poussière derrière lui la selle du cheval éventré, Le taureau s’arrêta court, se retourna, revint à la charge, et Gallardo était perdu sans le matador, qui apparut brusquement à ses côtés. C’était le Chiclanero. Entre l’homme terrassé et le taureau bondissant, c’est-à-dire entre la vie et la mort du picador, il y avait à peine un mètre de distance, quand le Chiclanero empoigna par la queue le monstre, qui se retourna avec furie. Vous décrire les sauts immenses que fit faire la bête écumante au matador, qui ne lâchait pas prise, et la valse effrénée qu’ ils dansaient ensemble, me serait impossible ; mais Gallardo, durant ce temps, s’était relevé, et, clopin-clopant, avait gagné la barrière. Le Chiclanero lâcha prise alors, et le taureau se vengea d’une première défaite en éventrant, en deux bonds, les chevaux frais des deux picadors restés dans l’arène. Cinq cadavres gisaient donc au milieu du cirque, ce qui n’est pas énorme, car j’ai vu, à Séville, un certain taureau blanc tuer treize chevaux en moins de dix minutes ; mais cela parut suffisant, et de tous côtés, retentit le cri de : Banderillas ! banderillas !

Sur un signal du président, qui appuya cette demande, les plus légers des chulos s’armèrent chacun de deux flèches enjolivées de rubans de papier, et non point semblables à des fuseaux énormes, comme le pourrait faire croire certain tableau de l’exposition, plein de fautes au point de vue tauromachique. Lassé de tuer des chevaux que d’autres chevaux remplaçaient aussitôt, et de renverser des cavaliers qui se relevaient toujours, le taureau se mit à poursuivre à outrance les banderilleros, qui le fuyaient avec une agilité charmante. J’ai vu de ces hommes, au moment où le taureau se précipitait sur eux, sauter par-dessus ses cornes, au risque de s’empaler en tombant sur la tête. Le Chiclanero fit mieux encore. Poursuivi avec une effrayante rapidité et près d’être atteint, il se retourna brusquement, regarda le taureau, qui s’arrêta comme fasciné par ce regard, et auquel il ôta gravement son bonnet au bruit d’une salve « applaudissemens.

Poser des banderillas n’est pas une chose facile. Il faut appeler à soi le taureau, l’attendre, et, lorsqu’il baisse la tête pour vous clouer, lui planter délicatement au-dessus du cou, en sautant de côté, ces jolis javelots, dont la pointe, faite en bec d’hameçon, pénètre à peine le cuir, mais dont le bois, en oscillant, excite au dernier point l’animal, qui bondit de plus belle. Quand il se trouva lardé de trois paires de banderillas, son état d’exaspération ne laissa plus rien à désirer, et de tous les