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nue cogne quelquefois la barrière avec une telle violence, qu’elle retentit comme frappée par un coup de massue. La moindre de ces chutes, dit-on dans la Péninsule, et j’en suis persuadé, tuerait tout autre qu’un Espagnol, et les Espagnols eux-mêmes, si durs qu’il soient, n’en reviennent pas toujours. Les picadors, rarement blessés par le taureau, meurent presque toujours des suites de quelque chute affreuse. Le fameux Sevilla, dont M. Mérimée se disait dernièrement l’ami[1], et dont M. Théophile Gautier[2] a fait un si vivant portrait, a péri misérablement l’année dernière. J’ai assisté à plus de vingt corridas tant à Madrid qu’en Andalousie, et je n’en ai jamais vu de si peu meurtrière que l’on n’emportât point un ou deux picadors à l’infirmerie.

Le taureau était bon en effet, comme le criait la foule, car tout cela n’était encore que plaisanterie, et nous allions assister à des scènes bien autrement tragiques. Gallardo, habitué, tant son bras est ferme, à arrêter les taureaux du bout de sa pique, s’était relevé furieux de sa chute. A ma grande surprise, son cheval avait pu se remettre sur ses jambes. Ses boyaux sortaient d’une large blessure béante, et formaient sous son ventre une affreuse végétation. Inondé de sueur et comme sortant de l’eau, il tremblait de tous ses membres et se soutenait à peine. Callardo, après avoir tâté son oreille, mit le pied à l’étrier et l’enfourcha paisiblement. L’animal n’était que décousu ; il pouvait marcher encore. Quelquefois on coupe les entrailles, on les remplace momentanément par une botte d’étoupe, et l’on recoud la blessure. Il y a là des hommes prêts à faire ces sortes de reprises. Cette opération fut épargnée au cheval de Gallardo, un pauvre cheval noir qui n’avait qu’une oreille. Poussé par les longs éperons de son cavalier, il avança au petit galop, les yeux bandés, vers son ennemi, qui l’attendait immobile au milieu du cirque. En toute occasion, c’eût été de la part de Gallardo un acte de rare audace ; avec un taureau aussi dangereux, c’était de la démence. Un picador doit rester à six ou huit pas de la barrière, car, dès qu’il est renversé, il se trouve à la merci du taureau, sans arme, sans défense et sans moyen de fuir ; la pique est, comme je vous l’ai dit, un bâton inutile, et sa jambe, bottée de fer, ne lui permet pas de courir, en sorte que, si la balustrade est éloignée, il est mis en pièces vingt fois avant d’avoir pu la gagner. Gallardo avait compté sur la force de son bras, mais il avait mal calculé le nombre de minutes que son cheval devait

  1. Dans l’émouvant récit de Carmen. Voyez la Revue du 1er octobre 1845.
  2. Ce n’est guère le moment d’apprécier le livre de M. Th. Gautier ; je profiterai de l’occasion cependant pour dire qu’il n’existe pas en notre langue de voyage en Espagne plus véridique et plus amusant que Tra-los-Montes. C’est, pour l’exactitude, un vrai daguerréotype ; bien mieux, c’est un croquis charmant dans le genre de Decamps, un tableau plein de vie, de couleur et de fantaisie. Les Espagnols ont leurs raisons pour dire le contraire ; il ne faut point écouter leurs critiques.