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Quand ces nonnains se vont par le pays ébattre,
Les unes à Paris, les autres à Montmartre,
Parfois il en part deux, on en ramène quatre…
Le chanoine aujourd’hui, rebelle au droit canon,
Pour ses amis fait peu, beaucoup pour ses amies ;
Mais n’en dites si bien non ;
Le roi ne le souffrirait mie.


Puis il vous contera de mordans fabliaux, comme le testament de l’âne, qui, grace à un legs prudent, va reposer en terre sainte avec l’approbation de monseigneur l’évêque. Il ira, dans sa verve médisante, jusqu’à railler les plus utiles institutions du roi, celle des Quinze-Vingts, par exemple. Toutefois cet impitoyable moqueur, par un instinct de discipline dans l’insurrection, évitera avec soin de dire du mal de l’université. Il est vrai qu’elle semblait alors persécutée. Il trouvera même pour son chef exilé, Guillaume de Saint-Amour, des accens d’une véritable éloquence. Il s’élèvera également jusqu’à la plus haute poésie, quand il s’agira de prêcher la croisade : exhortation bien désintéressée de sa part, car la croisade emmène et ruine ses riches patrons, excepté, dit-il, les nobles et les prêtres ; or, ces derniers devaient être pour lui des protecteurs assez tièdes. Il ne faut pas faire de Rutebeuf un philosophe du XVIIIe siècle : une bonne partie de ses œuvres consiste en poésies dévotes. Plein de respect pour la religion, il n’en déteste que les ministres.

Autour de Rutebeuf se groupent une foule de trouvères satiriques, Guérin, Beaudoin, Jean de Condé, Jean de Boves, Robert de Blois, Gautier de Coinsi, tous auteurs de charmans fabliaux ; Adam de la Halle, pauvre lépreux, qui nous a laissé une satire dramatique, seul monument de ce genre au XIIIe siècle. Malheureusement cette satire ne se compose guère que des médisances locales de la bourgeoisie d’Arras ; c’est la chronique scandaleuse d’une petite ville. On y voit cependant quelques traits malins contre le pape Alexandre IV et contre les évêques « qui ont le privilège d’avoir femmes à foison. »

Quelques trouvères de cette époque, tout entiers à la refonte des vieilles chansons épiques, s’abstinrent prudemment de la satire, comme Adenès, le roi des ménestrels, qui proscrit en principe l’usage d’une arme si dangereuse :

Sais-je mal de quelqu’un, tout coi je m’en tairai ;
Ainsi le doit-on faire, et ainsi le ferai.


D’autres, sans se priver de la douce jouissance de médire, laissèrent aller leur plume sans parti pris, sans préméditation. Ils raillèrent tour à tour les chevaliers, les vilains, les femmes surtout, et plus encore les maris. Leurs bons mots contre les provoires ne sont pas l’indice d’une conjuration contre le clergé : ce n’est que gaieté d’esprit, verve de bon sens, qui frappe l’abus non comme injuste, mais comme bouffon. Ils jetèrent la satire au hasard et à pleines mains sur la grande route du ridicule : par malheur, le clergé passait.

On a vu, par tout ce qui précède, que la forme poétique de la satire française au moyen-âge, c’est surtout l’action et le récit. Elle n’est ni une harangue ni une thèse ; elle est toute pratique, toute concrète. Elle commence à se mêler à tout comme alliage, avant d’avoir une existence indépendante et propre, Elle se