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multitude semblait pétrifiée. Le Chiclanero voulut en finir, il s’approcha l’épée à la main du monstre, qui continuait de secouer la tête sans bouger. « Prends garde ! prends garde ! » criait-on des gradins. « Il va tuer le Chiclanero ! » disait-on dans les loges, et tout d’un coup une partie de la foule se mit à entonner le chant des morts. Cette lugubre prière, murmurée par six mille voix, rendit horrible cet instant d’angoisse. Le matador, pâle comme une statue, visant de la pointe de son épée l’épaule du taureau, prêt à le frapper à vuela pies, c’est-à-dire en se jetant sur lui, fit un pas en avant, et, sautant tout à coup, voulut porter son estocade ; mais ce que l’on craignait arriva, son bras fut effleuré, l’épée glissa sur le cuir, et l’homme tomba désarmé entre les deux cornes du taureau, qui releva la tête avec furie. Le Chiclanero vola et tournoya en l’air comme une paume chassée par une raquette, et retomba sur le dos, la face en l’air, sans mouvement. Les douze mille spectateurs se levèrent tous ensemble : « Il est mort ! il est mort ! » cria-t-on de toutes parts. Les chulos accoururent et détournèrent le taureau. Le Chiclanero n’était pas mort ; il se releva aux applaudissemens de la multitude. Son premier soin fut de passer la main sous ses habits pour juger de sa blessure : la corne, par bonheur, avait glissé sur le satin luisant de son costume, et la peau seule était entamée. Il ramassa donc son épée sur-le-champ, en essaya la pointe sur l’index, et courut au taureau. La lutte ne fut pas longue. L’homme était livide de colère et plus furieux que la bête. Il se posa devant elle avec une audace sublime. En ce moment, il me sembla que l’honneur de la race humaine tout entière était intéressé au triomphe du Chiclanero, et mon cœur bondit d’enthousiasme en voyant cet homme si brave et si élégamment brave. Le taureau, comme s’il reconnaissait son ennemi, poussa un long rugissement et bondit avec furie. Le matador, immobile, la poitrine effacée, le corps porté sur son jarret de fer, reçut le choc sans être ébranlé, et le taureau tomba à genoux en vomissant des flots de sang par les naseaux. De sa longue épée, on n’apercevait plus au-dessus du cuir que la petite poignée sanglante. Une bonne estocade ne doit pas faire répandre une seule goutte de sang ; mais, dans la situation, le coup était superbe.

Rien ne peut donner l’idée du tonnerre d’applaudissemens qui éclata de tous côtés à la fois ; toutes les voix, un instant retenues, partirent en même temps. C’étaient des cris frénétiques, des trépignemens enragés ; tous les mouchoirs volaient en l’air ; une pluie de chapeaux, de cigares, de porte-cigares, tomba dans l’arène, dont le Chiclanero fit le tour en souriant et en saluant le public avec grace. Il rejeta aux spectateurs les chapeaux qu’on lui lançait en signe d’allégresse, ramassa les cigares, enjamba la barrière, et se mit à fumer dans le couloir avec ses amis, comme si rien d’extraordinaire ne lui était arrivé. Bientôt on allait encore avoir besoin de lui, car la seconde course fut plus terrible que la première. Le taureau, pendant ce temps, s’était relevé, et