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avec la meute, mangeant à leurs repas un veau rôti tout entier qu’ils arrosaient d’un tonneau de vin de Bordeaux, et, pour charmer leurs loisirs, se donnant le divertissement de combats de coqs, ou exécutant des danses barbares au son de la cornemuse accompagnée des aboiemens de trente fox-hounds. Les anecdotes de ce genre ne sont pas rares. Ces habitudes sauvages, les excès de la vie de château, amenèrent la ruine des fortunes les plus considérables. Aussi est-il permis de supposer que la misère dans laquelle était tombée la noblesse irlandaise ne fut pas sans influence sur la manière honteuse dont, en 1800, le parlement irlandais vendit au poids de l’or à l’Angleterre l’union législative des deux pays.

Dans les classes inférieures, l’abus des liqueurs fortes ne produisait pas des effets moins funestes. Les gens du peuple ne savaient vendre, acheter, en un mot traiter la moindre affaire que la bouteille à la main ; des coquilles d’œufs tenaient lieu de petits verres. On buvait en marchandant, on buvait pour sceller la vente. Le whisky était l’ame des festins de noce et des fêtes pour le baptême d’un nouveau-né ; il servait à tromper l’ennui de la longue veillée des morts (wake) et la transformait en une véritable orgie. Une fois les cerveaux échauffés, on en venait bientôt aux mains. Les foires et les marchés tenus pour chaque saint de village étaient des champs de bataille toujours ensanglantés ; à chaque nouvelle élection, les bandes de petits tenanciers accourus pour soutenir le candidat de leur seigneur respectif se livraient de furieux combats autour des hustings. On se battait à coups de canne plombée ou la pierre à la main, comme dans le comté de Tipperary. Les femmes, ôtant à la hâte un de leurs bas, liaient au fond un énorme caillou, et se mêlaient aux combattans. L’ivresse du whisky est féroce, et l’action de cette boisson est d’autant plus excitante, qu’elle agit sur des estomacs mal nourris. Les paysans irlandais ne vivent que de pommes de terre ; bien souvent ils n’en ont pas assez pour assouvir leur faim et celle de leurs enfans. Mourant de faim, ayant à peine quelques haillons pour couvrir leur nudité, abrutis par le sentiment de leur propre dégradation, il n’est pas étonnant qu’ils cherchassent l’oubli de leurs maux et un retour à quelque énergie dans l’abus d’une liqueur obtenue à très bas prix, et à l’achat de laquelle ils sacrifiaient tout ce qu’ils avaient. Impuissans contre leurs oppresseurs, ils tournaient contre eux-mêmes cette excitation factice qu’amène l’ivresse ; ces hommes naturellement doux et d’une humeur facile devenaient des bêtes brutes sous l’influence du whisky. De là ces querelles de tribus à tribus, quelquefois si sanglantes et si acharnées.

Un peuple intelligent ne se livre pas en masse à de tels excès sans qu’il existe certaines causes qui l’y poussent comme malgré lui. Les voyageurs anglais, en général peu favorables aux Irlandais, leur attri-