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par les ministres protestans, mais depuis long-temps le mouvement est passé sous la direction catholique.

Le docteur calviniste Becker, prédicateur célèbre en Amérique, venait de publier six sermons en faveur de la tempérance. Ces sermons arrivèrent en 1829 par hasard à Belfast, et tombèrent entre les mains de quelques hommes éclairés, tels que le docteur Harwey, le professeur Edgard, le révérend M. George et M. Carr de New-Ross. Ils comprirent l’immense avantage qui pourrait résulter pour l’Irlande de mesures analogues à celles qu’on adoptait en Amérique. « C’est le remède qu’il nous faut, » s’écria M. Carr, et il fonda dans la ville de New-Ross la première société irlandaise de tempérance. A la même époque, le docteur Harwey publiait, dans le Morning-Post de Dublin, un essai sur les malheurs causés par l’intempérance, suivi bientôt d’une remarquable lettre signée pro patriâ, dans laquelle le bon docteur, exposant aux Irlandais ce que le fléau de l’ivrognerie avait coûté à l’Amérique, les adjurait au nom de la patrie de renoncer à la fatale boisson du whisky. Bientôt la société hibernienne de tempérance fut établie dans la capitale, sous la direction des personnes que je viens de nommer, conjointement avec le docteur Cheyne, M. Crampton et d’autres habitués de la boutique d’un libraire de Dublin. Quelques catholiques, entre autres M. Doyle, évêque de Carlow, s’y associèrent, mais la presque totalité des membres étaient des quakers, des méthodistes, des protestans de toute secte, parmi lesquels M. Crampton, avocat distingué, mérite une mention particulière. Il fonda avec MM. Dowling et Shea, le journal connu sous le nom bizarre de Gazette de tempérance et de littérature, et il convoquait de nombreux meetings populaires dans Taylors’hall. Pour frapper plus fortement la vive imagination de ses compatriotes, il présidait ces meetings, assis sur une barrique défoncée. Tour à tour apôtre et magistrat, M. Crampton passait de ce singulier fauteuil au banc des juges des quatre cours de Dublin, mais c’était encore pour y prêcher. Dernièrement, en pleine audience, il essayait de convertir un de ses confrères du barreau de Dublin : « Pouvez-vous mettre en doute, lui demandait-il, les bienfaisans effets de l’eau pure sur la santé et la gaieté, de même que sur la diminution des crimes, ainsi que nous le constatons tous les jours dans cette enceinte ? » A quoi l’avocat, grand amateur de punch et de vins de tous les pays, répondit, à la manière irlandaise, par une autre question : « Votre seigneurie a-t-elle jamais vu des gens bien gais réunis en partie de plaisir autour d’une borne-fontaine ou d’un seau d’eau ? »

Les premières sociétés irlandaises s’étaient simplement proposé d’amener le peuple à renoncer au whisky. On ne proscrivait pas l’usage du vin, de l’ale, du porter et de la bière en général ; seulement on recommandait d’en user avec modération. D’ailleurs, ces boissons se trouvaient,