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par leur prix élevé, à peu près interdites de fait aux basses classes. Les doctrines de la tempérance modérée ne se transformèrent en celles de l’abstinence absolue que vers la fin de 1836, en Angleterre, lorsque M. Liverey de Preston et quelques autres philanthropes essayèrent de les introduire parmi les populations des districts manufacturiers de Birmingham, Leeds et Manchester. La différence comparative du prix de l’eau-de-vie en Irlande et en Angleterre devait nécessairement amener cette modification. En Irlande, le whisky n’étant chargé que de droits assez faibles, se vendait à bon marché ; quelques sous suffisaient au paysan pour s’enivrer pendant toute une semaine. Rarement il avait le moyen d’acheter assez de bière pour arriver au même résultat ; il suffisait donc de lui interdire simplement le whisky. En Angleterre, au contraire, en raison des droits plus élevés dont sont frappées les liqueurs alcooliques, c’était la bière qui revenait à meilleur marché au peuple. Il arriva que bien des gens qui prêtaient le serment de tempérance, s’en tenant à la lettre, ne touchaient ni à l’eau-de-vie ni au gin, mais continuaient de s’enivrer avec de la bière. On comprit qu’un serment ainsi conçu manquait son but, la tempérance modérée fut remplacée par l’abstinence absolue ou le teetotalism. Un forgeron de Birmingham (son nom n’a pas été conserve) fut le premier à proposer cette réforme radicale. Dans un meeting tenu par les membres de la société de tempérance de la ville, le forgeron débuta par une sorte de confession publique : « Depuis que j’ai prêté le serment, dit-il, je ne bois plus de gin, il est vrai, mais je bois de l’ale et du porter, et je m’enivre tout comme auparavant. Je sens donc que je ne pourrai jamais me corriger, si je ne prends l’engagement de renoncer à toutes les boissons enivrantes. » L’honnête orateur était bègue ; arrivé à la péroraison, il s’écria de l’accent le plus solennel : I am a t-t-totaler, comme s’il eût dit : Je suis t-t-tout-à-fait abstinent. Il voulait dire totaler, mais sa prononciation défectueuse lui avait fait ajouter une syllabe, et le mot du forgeron bègue est resté pour exprimer l’abstinence absolue, qui dès-lors fut appelée teetotalism.

Le teetotalism fut très mal reçu en Irlande par un grand nombre de protestans qui avaient le plus contribué à répandre les idées de tempérance. Les uns consentaient bien à renoncer aux liqueurs, mais ils ne voulaient pas bannir le vin de leur table, alléguant, non sans quelque raison, que l’excessive humidité du climat le rendait nécessaire. D’autres s’écrièrent que l’abstinence totale était une doctrine anti-chrétienne, hérétique en son principe et contraire au sens des Écritures. Les teetotalers ripostèrent sur ce terrain, et il s’ensuivit une guerre de pamphlets hérissés de dogmes théologiques, de science médicale et de citations de la Bible, chacun s’efforçant d’interpréter les livres sacrés à sa façon. Bref, une scission s’opéra dans le sein de la société hibernienne,