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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 14.djvu/846

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qu’ait été la marche ultérieure de cette réforme, il importe néanmoins de constater que dans le principe elle était purement religieuse et s’est opérée sans aucun concert, sans aucune préméditation, et en dehors de toute combinaison politique. Elle a étonné d’autant plus qu’elle n’était entrée dans les prévisions de personne. Elle a prouvé que, malgré son abrutissement apparent et le mépris déversé sur elle par les Anglais, un germe de régénération morale existait chez la race irlandaise ; que ce germe, à l’insu de chacun, était arrivé à maturité grace aux efforts persévérans du clergé et au milieu du mouvement général des idées qui accompagna l’acte de l’émancipation ; enfin que ce germe n’attendait pour éclore que l’apparition d’un chef vraiment populaire, lequel en Irlande ne pouvait être qu’un prêtre ou du moins un catholique. La conversion des masses à la tempérance date de 1833. Ce n’est qu’en 1843, lorsque O’Connell commença l’agitation pour le rappel de l’union, que la tempérance prit une tendance politique. Sans la révolution qui venait de s’opérer dans les mœurs, l’agitateur eût-il réussi dans son entreprise ? Il est permis d’en douter. Qu’on suppose les masses adonnées à l’ivresse comme autrefois, il eût été impossible à O’Connell de maintenir l’ordre dans ces immenses agglomérations d’hommes qui couraient à ses meetings, l’agitation parlementaire eût inévitablement dégénéré en révolte ouverte, et les troupes anglaises en auraient eu bientôt raison. En chef habile, O’Connell profita de l’heureux changement qui s’était opéré dans les habitudes populaires et en fit son plus puissant auxiliaire. La réforme morale et la réforme politique furent dès-lors étroitement unies. Aujourd’hui les termes de teetotaler et de repealer sont presque devenus synonymes. Bien des fois, en Irlande, il m’est arrivé d’entendre dire par des partisans de la tempérance : « Je suis un teetotaler et un repealer. » Au meeting monstre tenu sur la colline de Tara, le 15 août 1843, un fermier, me racontant les détails de la surprise dont une bande d’insurgés fut victime pendant la révolte de 1798, eut soin de me faire observer que les rebelles n’avaient dû leur triste sort qu’à l’ivresse dans laquelle ils étaient plongés pour la plupart. « De pareils malheurs n’arriveraient plus, ajoutait-il, en cas d’une nouvelle insurrection ; le père Mathew nous a guéris du péché de l’ivrognerie. »

L’institution des sociétés de tempérance a complètement changé les habitudes du peuple. Il y a dans chaque bourgade une société ou confrérie de teetotalers dans laquelle les femmes et les enfans sont admis. Au moyen d’une souscription volontaire, ils entretiennent une espèce de club où ils se réunissent pour s’exciter mutuellement à l’observance de l’engagement commun. Un article du règlement défend toute discussion politique, prescription inutile, puisque tous sont maintenant du même bord ; ceci est si vrai que, lorsque les repealers du lieu