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Au IIIe siècle de l’hégire, le chroniqueur Abou-Zeyd-Hassan réunit en un volume les relations de voyages dans l’Inde et en Chine de deux de ses compatriotes, Suleyman et Ibn-Vahab. Il y ajouta divers fragmens destinés à les compléter et à en faire un tableau général de ces contrées, jusqu’alors si peu connues. Ce curieux manuscrit, intitulé Chaîne des chroniques de pays, de mers, des diverses espèces de poissons, et des choses merveilleuses de ce monde, vient d’être publié et traduit par M. Reinaud, membre de l’Institut. M. Reinaud a enrichi sa traduction d’un discours préliminaire et de commentaires laborieux, dans lesquels il discute plusieurs difficultés historiques et géographiques touchant la période comprise entre les premières invasions des Arabes et l’apparition de Mahmoud-le-Gaznévide. Le travail de M. Reinaud est, nous devons le reconnaître, fort nourri d’érudition ; mais, en vérité, ce petit livre ne pouvait-il fournir matière qu’à de profondes dissertations sur l’emplacement de la capitale des rois de Canoge, ou à de doctes controverses sur des principautés indiennes dont il ne reste pas plus de traces, et auxquelles il est assez difficile de s’intéresser ? Comment l’habile orientaliste n’a-t-il pas songé à joindre l’agréable à l’utile, à extraire du fatras scientifique d’Abou-Zeyd une partie pittoresque qui s’y rencontre d’une façon inattendue, des études de mœurs qu’on ne retrouve pas souvent dans les livres de cette nature, et qui forment certainement le principal mérite de celui-ci ? Certes, l’occasion était heureuse. Sans préjudice des études archéologiques auxquelles il s’est livré, M. Reinaud eût rendu son ouvrage moins sévère, plus attrayant, plus accessible au commun des lecteurs ; car, autant que le permettent la sécheresse et la concision habituelle des narrateurs orientaux, ces chroniques offrent en quelques parties une tournure originale, un certain charme de narration et des aperçus fort remarquables, si l’on se reporte à l’époque où elles furent écrites. Ce sont de véritables impressions de voyage. Des impressions de voyage au IXe siècle ? Oui, vraiment. Tandis que l’Europe entière, dans la personne de son plus grand roi, parvenait à grand’peine à épeler son alphabet, il y avait des touristes lettrés aux bords du Gange et du fleuve Jaune. L’Orient n’est-il pas la source de toute invention L’Occident reçoit et perfectionne. Il a, nous en convenons, singulièrement étendu cette branche de la littérature. Chaque saison voit éclore une collection de volumes rapportés de Constantinople et du Caire dans les caissons d’une berline anglaise. Il n’est plume si novice qui ne veuille s’essayer dans un genre dont le caprice est la seule règle. Chacun croit devoir faire au public la confidence de ses émotions, nous conter longuement ce qui lui advint, mais avec moins de candeur à coup sûr et de consciencieuse sincérité que cet honnête Abou-Zeyd-Hassan, qui prend ainsi congé de son lecteur : « Il vaut mieux se borner aux relations fidèles, bien que courtes. C’est Dieu qui dirige dans la bonne voie. Louange à Dieu, le maître des mondes ! que sa bénédiction soit sur Mahomet et sur sa famille tout entière ! Dieu nous suffit. Oh ! le bon protecteur et la bonne aide ! »

Des deux voyageurs dont Abou-Zeyd nous a transmis les récits, le marchand Suleyman est le seul qui ait écrit lui-même. Suleyman, homme tout à la fois positif et lettré, ne se bornait pas aux soins de son négoce ; il mettait à profit la longueur des traversées de mer, et, dans le cours de ses voyages, il étudiait les mœurs, recueillait les traditions, et décrivait avec exactitude les animaux et