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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 14.djvu/899

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Comme il est toujours glorieux pour un Mexicain de se prononcer pour ou contre Santa-Anna, ce dernier étant alors au pouvoir, le général Tobar se disposait à se déclarer contre lui, quand il apprit sa déchéance. Un tel incident déroutait toutes ses mesures et prévenait ses projets, c’était un contre-temps fâcheux ; pour se distraire et dissiper sa mauvaise humeur, le général, en recevant cette nouvelle, monta à cheval et se livra avec plus de fureur que jamais à son passe-temps favori. Cette distraction était singulière. La campagne environnante abonde en taureaux sauvages, et le général, éperonné, botté, leur donnait la chasse à outrance, sans toutefois tirer contre eux son épée, qu’il réservait pour de plus nobles rencontres. Voici comment il se livrait à cet exercice. Les selles mexicaines, lourdes et massives, ressemblent aux selles arabes, avec cette différence, que l’arçon de devant forme un pommeau aussi élevé que solide. Des étrivières épaisses et grossières soutiennent de larges étriers de bois ; une sous-ventrière d’une force extraordinaire assujettit ce lourd appareil sur le dos du cheval. Le Mexicain, aussi collé à la selle que la selle l’est au cheval, compose avec lui un ensemble inébranlable, et la confiance que lui inspire son adresse l’excite aux prouesses les plus folles. Penché sur l’arçon de cette selle, que nul poids ne peut faire tourner, le général saisissait fortement la houppe poilue qui termine la queue du taureau, donnait un tour de jambe sans quitter du pied l’étrier de bois, et étreignait la queue de l’animal entre ses larges étrivières et sa cuisse vigoureusement serrée au flanc du cheval ; puis, au moment où le taureau, redoublant de vitesse, baissait la tête et levait outre mesure le train de derrière, le cavalier le dépassait, l’enlevait du sol avec une vigueur irrésistible, et le taureau culbuté tombait sur le flanc, étourdi, haletant, et faisant trembler la terre sous la violence de sa chute.

Un lieutenant, soldat de fortune comme Tobar, partageait d’ordinaire avec lui ces distractions, et avait conquis sa faveur par une adresse et une audace peu communes. Ce lieutenant s’appelait Ignacio Ochoa. C’était le type, de plus en plus rare, de ces aventuriers intrépides qui vinrent peupler les présides et refouler les tribus sauvages au fond de leurs forêts. Énergique descendant des compagnons de Cortez, Ochoa était ce qu’on appelle au Mexique un hombre de a caballo, c’est-à-dire qu’il pouvait dompter en deux heures un cheval sauvage, qu’il savait ramasser au galop un objet par terre, se suspendre à la crinière d’une main et à l’arçon de derrière à l’aide de l’éperon, et se coucher ainsi sous le ventre de son cheval au galop ; qu’il savait jeter le lazo et abattre trois ennemis à la fois : de la pointe de son épée, d’un coup d’étrier et du choc de sa monture. Au temps de la chevalerie, c’eût été un chevalier sans peur, mais non sans reproches. Espèce de bandit redouté à dix lieues à la ronde, criblé de dettes, également évité de ceux qui