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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 14.djvu/939

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qu’a subies son talent. Un autre ouvrage, le Poète et le Marchand, appartenait aussi à cette ambitieuse école qui substituait à l’art des peintures vraies les creuses songeries du socialisme. Au lieu de régénérer l’humanité, M. Auerbach s’occupe aujourd’hui d’écrire l’histoire de son village ; au lieu de prêcher avec Spinoza, il raconte agréablement les aventures du Tolpatsch, du curé et du maître d’école. Quand il s’adressait au monde des chimères, on l’écoutait médiocrement ; aujourd’hui qu’il s’est enfermé dans un cadre plus restreint et plus vrai, aujourd’hui qu’il surveille l’éducation de sa petite commune au fond de la Forêt-Noire, tout le monde en Allemagne a lu ses récits, et la foule a battu des mains. C’est qu’il vaut mieux prendre pied dans le monde réel, et, n’eût-on qu’un petit coin de terre, y être maître chez soi, que de croire régner dans le vide. M. Auerbach fera plus de bien mille fois dans ce petit domaine si riche que sur les nuages malsains des fausses rêveries. L’artiste y a gagné ; l’étude de la réalité lui a appris la précision et la finesse ; le philosophe aussi y a su acquérir des mérites nouveaux, une pensée plus nette, un enseignement plus élevé, une morale plus féconde. Enfin ce petit coin de terre, c’est un sol bien allemand ; et, puisque nos voisins sont si justement préoccupés des soucis de la vie publique et des transformations prochaines, quelle meilleure étude pour un artiste sincère que de chanter la patrie, et de renouer, en s’associant à tous les désirs légitimes d’un monde nouveau, les traditions nationales qu’une colère aveugle avait brisées ?

Je disais tout à l’heure qu’un des plus grands maux de l’Allemagne littéraire, c’était l’absence de la critique. Les écrivains que le public pourrait accepter comme juges, M. Gervinus, par exemple, ont renoncé à l’honneur et aux devoirs de cette charge ; comme ils conseillent le silence à l’imagination et à la poésie, ils ne se donneront jamais la peine de diriger une muse qu’ils condamnent. Parmi ceux qui veulent exercer ce rôle difficile, les uns, tels que M. Menzel, combattent avec fureur toute innovation où ils croient apercevoir de loin ou de près une idée plus libérale, un tour d’esprit plus vif, en un mot l’esprit de la France. Les autres, bien au contraire, acceptent cette influence avec un indiscret empressement et protègent, en haine du mysticisme, une littérature ironique, un voltairianisme d’emprunt qui serait fatal à l’originalité allemande. Le jour où la critique reprendra en Allemagne une légitime autorité, le jour où elle cessera d’être un dilettantisme banal pour conseiller efficacement son temps, elle recommandera à la fois et l’innovation appropriée à la société présente et le respect des traditions du pays. L’exemple de M. Berthold Auerbach ne sera pas perdu pour elle. La tradition toute seule, une fidélité aveugle aux souvenirs du passé enfermerait l’imagination des poètes dans cet ancien monde mystique et bruineux d’où la société moderne s’est dégagée victorieusement.