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fruits. La plupart d’entre eux ne prenaient pas le mot d’ordre de ce chef, qui aurait dû, ce semble, rattacher à lui toutes les puissances hostiles à la France. Les plus réfléchis le trouvaient trop grand dans leur intérêt personnel ; les plus enthousiastes et les plus sincères, trop grand dans l’intérêt de leur sainte cause. Ceux-ci craignaient qu’en lui l’élément individuel et humain n’eût triomphé de l’élément religieux et divin, et que, dans la lutte entre les deux principes, l’homme n’eût terrassé l’ange. Quoi que l’on fît pourtant, les bénéfices de l’agitation allaient, par la pente naturelle des choses, tout droit à Abd-el-Kader.

Dès le mois de juillet, l’émir avait autour de lui plus de trente mille ames ; déjà il prenait une sorte d’offensive qu’on pourrait appeler latente, en envoyant des sicaires qui, isolés, inquiétaient les communications par des assassinats, ou, réunis en petites bandes, troublaient par des vols de bestiaux les groupes de tentes placés le long des routes pour en garantir la sûreté, et les fractions de tribus chargées de quelque mission spéciale par l’autorité française. Cette situation ne pouvait échapper aux regards de nos généraux. Ceux de la province d’Oran la connaissaient : ils n’ont pu la laisser ignorer au gouverneur-général ; mais on serait en droit de croire que personne n’en tira les inductions qui eussent amené à prévenir l’explosion du mal. M. le maréchal Bugeaud quitta l’Afrique pour la France, et M. le général de Lamoricière Oran pour Alger. Abd-el-Kader, jugeant qu’à aucun autre moment peut-être il ne retrouverait en même temps ses amis aussi bien préparés et ses ennemis aussi tranquilles, chercha une occasion de mettre à profit l’excitation des uns et la sécurité des autres. On sait ce qui suivit : l’ardeur impatiente du colonel Montagnac se précipitant dans un piège inéluctable et ces nouvelles Thermopyles marquées du sang généreux de plusieurs centaines d’hommes, qui combattirent jusqu’à la mort, non pour vaincre, mais pour périr dignement.

Les Arabes ne sont pas de fins appréciateurs en matière de succès, et ils sont volontiers de l’avis de cet empereur romain qui trouvait que le cadavre d’un ennemi sent toujours bon. Aussi ils jouirent avec exaltation de ce triomphe sans gloire ; chaque groupe de populations eut son agitateur ; chaque marché devint le centre d’une insurrection ; la révolte suscitée à une extrémité du pays par une sorte d’accident gagna et se répandit dans tous les sens avec une incroyable rapidité, comme ces feux que le laboureur arabe allume dans son champ pour le préparer à la culture, et qui, poussés par le vent d’ouest et alimentés par les herbes sèches, transforment instantanément en une mer de flammes la plaine immense. De l’ouest partait le coup ; de là, le souffle moral et les ressources matérielles. Là était la base d’opérations de l’ennemi. Les premiers regards et les premiers mouvemens se tournèrent donc