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dans une pareille controverse plus de soins et de sincérité que n’a fait M. Delécluze. Il n’a voulu juger que sur pièces. Aussi les principaux documens sur la matière, récits originaux, chroniques vraies ou fabuleuses, poèmes et romans en vers ou en prose, il a presque tout interrogé, dépouillé, et, ce dont il faut lui savoir plus de gré encore, il nous a donné de plusieurs de ces documens (qu’ils lui fussent ou non favorables) de fidèles extraits et de complètes traductions. Il a rempli son second volume de ces pièces justificatives qui charmeront, j’ose le prédire, les personnes mêmes qui, comme nous, refuseraient d’adhérer entièrement aux conclusions qu’il en a déduites.

Son premier soin est, pour me servir de l’expression qu’il emploie, de dédoubler ce sujet si vaste et si complexe. Il distingue deux chevaleries, l’une historique et réelle, l’autre romanesque et poétique. Il fixe l’apparition de la première en Europe à l’établissement du régime féodal. Destinée uniquement, suivant lui, au perfectionnement des institutions militaires, la chevalerie lui semble avoir été l’annexe naturelle et le complément nécessaire de la féodalité. À ce titre, elle ne lui paraît mériter ni éloge ni blâme. Il l’accepte comme la conséquence d’un détestable système social : voilà tout.

Quant à la chevalerie romanesque, il se montre, ainsi que nous le verrons, beaucoup moins indulgent. Il place le commencement de cette seconde phase au premier tiers du XIIe siècle, vers le temps de la vogue de la fausse chronique de Turpin et de l’apparition de nombreuses compositions fantastiques, auxquelles il est disposé à assigner une origine orientale. La chevalerie romanesque mêlée à un reste de chevalerie réelle lui paraît s’être prolongée avec plus ou moins d’éclat et d’utilité jusqu’à la mort de saint Louis ; puis, n’ayant plus aucun but sérieux à atteindre, devenue non-seulement inutile, mais gênante et nuisible, elle déclina de plus en plus et finit enfin par disparaître derrière le catafalque de Henri II.

J’admets cette distinction de la chevalerie historique et de la chevalerie romanesque, déjà employée par M. de Châteaubriand dans ses Études, ainsi que les limites de temps que M. Delécluze attribue à chacune d’elles ; mais je dois, sur quelques autres points, présenter un petit nombre d’objections. D’abord, tout en admettant que la chevalerie réelle n’a commencé en France qu’avec la troisième race, il importe de bien établir que les racines de cette institution partent de beaucoup plus loin. Le culte passionné de la femme et une certaine courtoisie dans les combats, ces deux fondemens de toute chevalerie, existaient, comme on sait, chez les Germains du temps de Tacite et parmi les héros de l’Edda. La preuve en est consignée dans le texte même des lois barbares. De combien de précautions délicates les codes des peuples du Nord et notamment la loi salique n’entouraient-ils pas la compagne du Franc ? Voyez ce qu’il en coûtait, dans cette société si rude et si grossière, à qui