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dans la célèbre Chanson de Roland et dans quelques autres poèmes ou romans des douze pairs de France, principalement dans les plus anciens, composés, comme celui de Roncevaux, en vers de dix syllabes, et divisés en strophes, ou plutôt en tirades, d’étendue inégale, non pas encore monorimes, mais seulement soumises à l’assonance[1]. M. Delécluze, qui est toujours frappé du beau, surtout quand il se présente avec le charme du naturel et de la simplicité, rend pleinement hommage à la grandeur et à la naïveté presque homériques de la Chanson de Roland, qu’il regarde avec raison comme la première et la plus belle de nos anciennes épopées françaises.

Ce poème, quoique fort éloigné de la vérité historique, telle que nous la font connaître les rares monumens contemporains, ne nous offre pourtant ni les fictions extravagantes, ni les intrigues à la fois amoureuses et mystiques, ni les géans, ni les nains, ni les nécromans[2] qui firent peu après la matière et le caractère exclusifs de la littérature chevaleresque. La Chanson de Roncevaux n’admet d’autre merveilleux que le merveilleux biblique et chrétien, et ne contient guère d’autre invraisemblance que les prodigieux coups d’épée de Roland, d’Olivier et de l’archevêque Turpin. Je suis bien loin de conclure d’une telle réserve, comme l’a fait M. Delécluze, que cette chanson de geste n’est point de la poésie chevaleresque et ne sort pas des données de la poésie héroïque. Le point d’honneur qui empêche Roland d’appeler à son aide et d’avertir l’armée de Charlemagne du péril où lui et ses compagnons sont tombés suffirait lui seul pour donner à ce poème une couleur entièrement chevaleresque. Quel rapport, en effet, y a-t-il entre ce sentiment tout moderne d’honneur exagéré et la bravoure sensée des âges héroïques, qui n’empêchait pas les guerriers de l’Iliade, Hector lui-même, de fuir le combat quand ils ne se sentaient pas les plus forts ?

Pour nous mettre à même de bien juger des circonstances fabuleuses ajoutées à l’histoire par l’imagination populaire ou par le génie du poète, M. Delécluze a transcrit le court passage de la vie de Charlemagne par Éginhard relatif à la défaite de Roncevaux. Après avoir mentionné brièvement, sous l’année 778, la mort de Roland, tué avec toute l’arrière-garde franque dans une embuscade dressée par les Gascons, au fond d’une gorge des Pyrénées, le chroniqueur ajoute : « Il n’y eut pas moyen

  1. Cette première forme des chansons de geste se trouve dans quelques parties de Garin le Loherain et de Guillaume d’Orange, lesquelles sont certainement antérieures aux branches de ces romans composées de tirades monorimes, et plus encore aux romans rimés deux à deux.
  2. La Chanson de Roland contient pourtant le germe de cette sorte de merveilleux. Dans la strophe 92, l’auteur décrit un Sarrasin d’une stature gigantesque : « Son front, dit-il, offre un demi-pied d’intervalle entre les deux yeux, » ce qui suppose une taille d’au moins trente pieds. Ailleurs (strophe 106), le poète nomme, en passant, « l’enchanteur Siglorel, qui a déjà été en enfer, où Jupiter l’a conduit par magie. »