Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 14.djvu/950

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de tirer sur-le-champ vengeance de cet échec, car, après ce coup de main, l’ennemi s’éloigna si vite, qu’on ne put recueillir aucun renseignement sur les lieux où il aurait fallu l’aller chercher[1]. »

Tel est, sur cette catastrophe et sur la mort si souvent chantée du préfet des marches de Bretagne, le peu que nous a transmis l’historien, en quelque sorte officiel, de Charlemagne, discret sans doute en cette occasion, parce qu’il s’agissait d’un revers ; mais l’imagination populaire, toujours prête à suppléer aux réticences de l’histoire, broda promptement ce simple canevas. Dès l’année 837, l’auteur anonyme de la vie de Louis-le-Débonnaire, connu sous le surnom de l’Astronome, termine le récit de la journée de Roncevaux par les paroles suivantes « Quelques-uns de ceux qui fermaient la marche furent tués dans un défilé ; mais, leurs noms étant dans toutes les bouches, je me suis dispensé de les rapporter… » Sed quia vulgata sunt nomina, dicere supersedi[2]. Ce passage prouve deux choses : d’abord que le Roland d’Éginhard est bien le même que celui dont le nom a été célébré par les chansons de geste, ensuite que la renommée des officiers du palais, des palatini ou paladins tués à Roncevaux, fut consacrée tout aussitôt par de nombreux chants populaires, et cela non-seulement dans la France proprement dite, mais, comme les débris de ces chants nous l’attestent, en Provence, en Normandie, en Allemagne[3], en Italie[4]. Personne n’ignore qu’en 1066, le matin de la bataille de Hastings, le bon jongleur normand Taillefer, monté sur un cheval fringant, anima au combat les troupes du duc Guillaume en chantant les prouesses de Charlemagne, de Roland, d’Olivier, et des braves morts à Roncevaux[5].

Les principales fictions que notre orgueil national greffa sur cette catastrophe furent la substitution d’une grande armée mahométane aux guerillas gasconnes, puis la trahison du Mayençais Ganelon, comte de Poitiers, qui, en haine de Roland, fils de sa femme, et par une basse cupidité, complota avec les infidèles la destruction de l’arrière-garde franque[6], enfin la vengeance que l’empereur tira immédiatement du massacre de ses vassaux. Ces inventions populaires forment la base commune de toutes les rédactions connues de cette chanson de geste. J’excepte,

  1. Voy. Eginhard., Vit. Caroli, cap. IX. — Dans le second récit qu’Éginbard a fait de cette déroute, et qu’il a inséré dans ses Annales, Roland n’est pas même nommé.
  2. Vita Ludovici Pii, cap. II. Ce passage a été reproduit plus tard dans la compilation d’Aimoin, lib. IV, cap. I.
  3. J. Schilter a recueilli deux poèmes sur Roland, l’un du XIIe et l’autre du XIIIe siècle.
  4. Muratori, Antiq. Ital., t. II, diss. XXIX.
  5. Voy. le Romann de Rou, par le trouvère Robert Wace, publié par M. Leroux de Lincy, v. 13149-13154, et Guillaume de Malmesbury, lib. III.
  6. Dante, dans le XXXIIe livre de l’Enfer, nous montre Ganelon puni du supplice des traîtres, c’est-à-dire plongé dans un étang glacé.