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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 14.djvu/956

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— « Ah ! dit le roi, j’entends le cor de Roland : jamais il ne l’a fait sonner qu’en guerre. » Ganelon répond : « Il n’est nullement question de bataille ; vous êtes vieux, et vos cheveux sont blancs ; vous tenez là le langage d’un enfant. Vous savez assez quel est l’orgueil de votre neveu. C’est merveille que Dieu le supporte si long-temps. N’a-t-il pas pris Naples sans votre ordre ?… Pour un lièvre, il va sonnant du cor tout un jour, et dans ce moment il se moque de ses pairs ; mais personne n’ose se plaindre de lui… Chevauchez en avant, car la grande terre (la France) est encore loin. » Aoi.

STROPHE 133. — Le comte Roland a la bouche sanglante ; les veines de ses tempes se rompent, et il ne sonne de son olifant qu’au prix de grandes douleurs. Charles l’unit et les Français l’entendent. — « Le son de ce cor vient de loin, dit le roi[1]. » Le duc Naimes répond : « Je ne me trompe pas, on se bat. Prenez vos armes ! Faites crier Montjoie et secourez votre noble arrière-garde. Vous entendez bien que Roland se plaint ! »

STROPHE 134. — L’empereur fait sonner les clairons Les Français s’arment de leurs heaumes, de leurs hauberts et de leurs épées à poignée d’or. Ils déploient les gonfalons blancs, rouges et bleus[2]. Tous les barons de l’armée sont en selle ; ils ne cessent de presser leurs chevaux tant que le trajet dure il n’y en a point qui ne disent : « Si nous pouvions voir Roland avant qu’il fût mort, quels grands coups nous donnerions avec lui ! » Vain désir ! ils ont trop tardé.

STROPHES 141, 142… Lorsque Roland vit accourir la gent mécréante qui est plus noire que l’encre, et qui n’a de blanc que les dents : « Oh ! dit le comte, je sais, à n’en pouvoir douter, que nous mourrons aujourd’hui. Frappez, Français, frappez de vos épées bien fourbies ! Vendez cher votre vie et votre mort. Que la France ne soit pas avilie par nous ! Quand Charles, mon seigneur, viendra sur ce champ de bataille, il verra quel carnage nous avons fait des Sarrasins. Il comptera quinze de leurs morts pour un des nôtres, et il ne pourra s’empêcher de nous bénir. » Aoi.

Je ne transcrirai point le récit de la mort de Roland, précédé des adieux si pathétiques qu’il adresse à sa bonne épée Durandal. Ce morceau célèbre a été plusieurs fois cité, et notamment par M. Fauriel, dans cette Revue même. Je préfère mettre sous les yeux des lecteurs quelques strophes moins connues et non moins admirables, celles, par exemple, où le poète peint la douleur de Charlemagne et la mort de la jeune Aude, fiancée de Roland. Je fais de mon mieux, comme on

  1. Cette répétition volontaire ou fortuite est d’un effet saisissant. Tout le monde a lu dans le recueil des poésies de M. Alfred de Vigny la ballade intitulée le Cor. Dans cette pièce, qui est comme un écho lointain de la chanson de Roncevaux, le refrain mélancolique : « Dieu ! que le son du cor est triste au fond des bois ! » revient à certains intervalles, et produit une impression à peu près semblable à celle que nous signalons. Il est curieux de trouver dans la pièce de M. de Vigny, composée en garnison à Pau vers 1825, des rapports de sentiment et même d’harmonie avec la vieille chanson de geste que le jeune officier ne connaissait assurément pas. — Dante a fait une poétique allusion au son prodigieux du cor de Roland dans le 31e chant de l’Enfer.
  2. Sont-ce déjà les trois couleurs ?