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voit, l’office des anciens jongleurs. Si je ne me trompe, les strophes qui précèdent auraient pu être chantées devant des troupes le matin d’une bataille ; celles qui vont suivre, d’une couleur plus douce, auraient été mieux à leur place, le soir, dans la grand’salle d’un manoir féodal.

STROPHE 173. — Charles est arrivé à Roncevaux… Il n’y a ni chemin, ni sentier, ni place qui ne soient jonchés de Français ou de païens. Charles s’écrie « Beau neveu, où êtes-vous ? Où est l’archevêque et le comte Olivier ? Où est Gérin et son compagnon Gérer ? Où est Othon et le comte Béranger, Ives et Ivorie, que j’aime tant ? Qu’est devenu Engeler de Gascogne, le duc Samson et le baron Anséis ? Où sont le vieux Gérard de Roussillon et les douze pairs que j’avais laissés ? J’ai d’autant plus sujet de m’affliger, que je ne me suis pas trouvé au commencement de la bataille… »

STROPHES 204, 205… - « Pourquoi faut-il que je sois venu en Espagne ? Il ne se passera plus désormais un jour sans que j’éprouve une douleur poignante. Je sens que ma force et ma hardiesse vont décliner, et je n’aurai plus personne qui soutienne mon honneur !… Ami Roland, je m’en vais rentrer en France, et quand je serai à Laon, dans mon palais, des étrangers, arrivant des différens royaumes, me demanderont : « Où est le comte capitaine ? » Je leur dirai : « Il est mort en Espagne… » Ce ne sera plus qu’au milieu des chagrins que je gouvernerai mon royaume, et il ne se passera pas un jour sans que je verse des pleurs. »

STROPHE 206.-« Ami Roland, brave et beau jeune homme ! Quand je serai à Aix, dans ma chapelle, on viendra me demander des nouvelles[1] ; je leur en donnerai de merveilleuses et de terribles. « Mon neveu, leur dirai-je, celui qui me fit tant de conquêtes, il est mort. » Contre moi se révolteront le Saxon, le Hongrois, le Bulgare, le Romain, l’Apulien, ainsi que ceux de Palerme et d’Afrique… Qui guidera mes armées contre ces peuples, à présent que celui qui les conduisait toujours a perdu la vie ? Ah ! France, comme te voilà abandonnée !… » Puis, de ses deux mains, il arrachait sa barbe blanche et ses cheveux, et les Français répondaient à sa douleur par des larmes.

STROPHE 270. — L’empereur est rentré à Aix, le meilleur séjour de France. A peine arrivé à son palais, il monte dans la salle, et voici venir Aude, la noble demoiselle, qui demande au roi : « Où est Roland, le capitaine qui jura de me prendre pour compagne ? » A. ces mots, Charles éprouva une douleur profonde ; des larmes s’échappèrent de ses yeux, et il tira sa barbe blanche. — « Sœur, chère amie, dit-il, tu me parles d’un homme qui n’existe plus. Je t’en donnerai un autre en échange ; c’est Louis : je ne saurais mieux dire ; il est mon fils, et il gouvernera mes marches. » Aude répond : « A d’autres une telle parole ! Qu’il ne plaise à Dieu, ni à ses saints, ni à ses anges, que je survive à Roland ! » Elle devient pâle, tombe aux pieds de Charlemagne, et meurt aussitôt[2]. Dieu ait pitié de son ame ! Les barons français la pleurent et la plaignent… »

  1. Cette strophe, avec la variante d’Aix-la-Chapelle, semble appartenir à une autre rédaction que la précédente.
  2. Dans le manuscrit du Roman de Roncevaux que possède la Bibliothèque royale, ce trait d’une concision sublime a perdu son caractère d’admirable simplicité. M. Lenormant, dans une leçon du premier semestre de 1845 à la Faculté des Lettres, consacrée en partie à la Chanson de Roland, a remarqué avec raison que cette surcharge prouve l’antériorité du texte de la Bodléienne. La mort de la belle Aude forme un épisode de près de quatre cents vers dans la récension de M. Bourdillon : crescit cundo.