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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 14.djvu/961

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histoire, en un mot, si claire et si dégagée de toutes complications nuageuses ou romanesques, ait été aussi vite oubliée, et remplacée par des fictions si inférieures aux réalités de l’histoire. Il n’y a rien pourtant, dans cette transformation de la vérité en fable, que de naturel et de conforme à la marche habituelle du génie humain. Tandis que l’histoire et la poésie populaire élèvent de simples et nobles statues aux grands hommes, la légende, ce ver de toutes les renommées illustres, tisse incessamment sa trame destructive au fond des tombes glorieuses ; car ne faut-il pas bien que la gloire aussi devienne poussière ? M. Delécluze aurait voulu pouvoir reconnaître, à travers les chants nationaux et les récits légendaires, les formes successives par lesquelles Roland et Charlemagne ont passé depuis Éginhard jusqu’à Turpin ; mais les documens lui ont manqué, et il regrette, comme à jamais perdus, les écrits des IXe et Xe siècles qui auraient pu nous initier à ce mystérieux travail. Heureusement ces regrets si légitimes ne sont qu’à demi fondés. Nous possédons sur l’époque carlovingienne plusieurs écrits presque contemporains qui montrent avec quelle facilité la tradition orale change la réalité en fable et combien il suffit de peu d’années pour que les légendes et la poésie se substituent à l’histoire. Qu’on nous permette d’extraire d’un écrivain du ixe siècle un exemple, entre plusieurs, de ces singulières altérations.

Vers 884, soixante et dix ans à peine après la mort de Charlemagne, un moine inconnu de l’abbaye de Saint-Gall[1] composa pour l’empereur Charles-le-Gros un court récit des grandes actions de son aïeul, où, parmi plusieurs faits dignes de mémoire, se trouvent diverses anecdotes fabuleuses, qu’il écrivait cependant presque sous la dictée d’un témoin oculaire, d’un vieux guerrier, père de l’abbé de Saint-Gall Wernbert. Ce vétéran, nommé Adalbert, avait pris part aux guerres de Charlemagne contre les Saxons, les Esclavons et les Avares. « Devenu vieux, il habitait, dit le moine anonyme, dans le voisinage de l’abbaye, et il prit soin de mon éducation, quand j’étais encore fort jeune. Souvent, malgré mes efforts pour lui échapper, il me ramenait et me forçait de prêter l’oreille à ses récits. » Que racontait donc si obstinément ce vieux soldat à l’enfant indocile ? Il lui racontait de prodigieux exploits, non pas controuvés assurément, mais grossis par le double prisme de la solitude et de la vieillesse. Voici un échantillon des souvenirs du vieux Franc.

L’invincible Charles, après avoir écrasé les Huns, défit les barbares du Nord qui ravageaient la France orientale. Ils les extermina, et fit couper la tête à tous les enfans qui dépassaient la hauteur d’une épée. » C’était là probablement une des histoires qui mettaient en fuite le jeune

  1. Goldast prétend que ce moine est Notker-le-Bègue, religieux de Saint-Gall ; mais cette conjecture a rencontré de nombreux contradicteurs.