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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 14.djvu/970

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on y joue du couteau, on y assassine. Chez les peuples où l’esprit chevaleresque tend à s’effacer, les rencontres sont d’autant plus fréquentes que les procédés du duel sont plus meurtriers et le font ressembler davantage à l’assassinat. Aux États-Unis d’Amérique, on a commencé par substituer à l’épée l’usage des armes à feu ; puis on en est venu à décharger en pleine rue ou en plein congrès un pistolet à bout portant sur son adversaire. Cet usage est plus sensé, plus expéditif, j’en conviens, que ne le serait le duel. Est-il meilleur et plus moral ? Je ne le pense pas.

Mais la galanterie ! mais le sigisbéisme ! mais le mépris du lien conjugal ! mais les liaisons illicites, si communes depuis le XIIIe siècle, et qui étaient apparemment inconnues avant cette date ! tous ces maux ne viennent-ils pas des impressions funestes produites par la lecture des romans de chevalerie ? J’avoue qu’au point de vue strictement religieux et moral, aux yeux, par exemple, du puritanisme écossais, les romans de chevalerie, comme toute espèce d’art et de poésie appliquée aux choses mondaines, sont condamnables et dangereux ; mais, au point de vue historique, ces compositions attrayantes ont-elles augmenté, oui ou non, la corruption des mœurs ? D’abord il faudrait prouver que cette corruption a augmenté au XIIIe siècle, et faire voir, que les mauvaises mœurs de cette époque étaient plus mauvaises qu’auparavant, ce que je ne crois pas. Vous accusez la chevalerie d’avoir, contrairement aux lois de son institution, porté les plus graves atteintes à la sainteté du mariage ; mais qu’était-ce que le mariage barbare et féodal ? Une polygamie grossière et à peine déguisée. Eh bien ! un des élémens essentiels de la chevalerie, l’amour admiratif, sinon toujours platonique, au moins toujours respectueux, le culte enfin de la femme, qui a été, je l’avoue à regret, généralement mieux pratiqué par les amans que par les maris (ce qui a pu et dû souvent avoir des conséquences funestes), a contribué pourtant à relever le mariage, et à entourer les droits de l’épouse de plus de sécurité et de respect. M. Delécluze, dans sa partialité pour la sagesse romaine, va jusqu’à regretter que le mariage moderne, élevé par la religion chrétienne à la sainteté d’un sacrement, soit plus exposé aux catastrophes, au bruit, aux sarcasmes, qu’il ne l’était dans la société païenne. Et, lors même que cela serait, n’est-il pas naturel que dans les pays où la clôture des femmes est admise il y ait moins de méchans propos, moins d’épigrammes, moins d’accidens même à redouter que dans les pays de liberté ? Eh ! qu’importe ? Quelques plaisanteries sur les mésaventures conjugales ne feront jamais que la polygamie musulmane et, même le mariage romain, fondés sur l’esclavage ou tout au moins sur l’infériorité de la femme[1], soient à aucun titre préférables

  1. La loi romaine exprimait énergiquement la dépendance de la femme, en disant
    qu’après un an de mariage continu, la femme passait de la puissance paternelle sous la puissance maritale, IN MANU maritii « La propriété de la femme, dit Gaïus, usus in manum, s’obtenait par la possession annale, comme celle d’une chose mobilière, sicuti res mobilis ; le mari exerçait alors sur elle la puissance paternelle : in familiam viri transiebat locumque filoe obtinebat. » (Gaïus, Inst. comment., I, § III.) Que faisaient les femmes romaines ? Comme la non-jouissance d’une chose pendant trois jours interrompait la possession annale, elles s’échappaient pendant trois jours chaque année du domicile conjugal, afin d’interrompre la prescription. Les jurisconsultes appelaient cette ruse ou, à proprement parler, ce faux-fuyant légal : usurpatum ire trinoctio. Je me garderai bien de rien ajouter à des pareils textes.