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ou de grand seigneur. Pourtant ce qui faisait le fonds de cette ame, c’était un grand besoin de se répandre et de rencontrer dans les autres la sympathie qu’elle éprouvait. Turgot ressentit et inspira les affections les plus fortes et les plus durables. Son esprit n’éprouvait pas un moins haut degré le besoin d’être compris. La contradiction le trouvait peut-être sensible à l’excès ; il ne s’en irritait pas, mais il paraissait en souffrir. La vérité était pour lui une véritable passion ; c’est dire qu’avec de vifs plaisirs elle lui causa de vives peines. L’amour qu’elle lui inspirait avait peut-être le tort de se montrer trop ombrageux. Ce ne fut que par la grande habitude que Turgot put prendre sur lui d’entendre en silence une certaine suite de faux raisonnemens, Encore, si l’on en doit croire son ami et son biographe Dupont de Nemours, sa physionomie ne cessa jamais de parler pour lui. Ainsi ses défauts même, si l’on doit appeler de ce nom les imperfections qui ne font souffrir que nous-mêmes, tenaient encore aux plus nobles qualités de son ame.

Historien, Turgot avait montré l’accord de la puissance active de l’homme et de la nécessité des lois générales. C’est au nom des mêmes principes qu’il résoudra les grands problèmes d’organisation sociale. Publiciste, il enseignera le libre développement des facultés humaines et ces immuables principes qui leur servent de lumière et de règle, il soutiendra en politique l’alliance de l’autorité et de la liberté.

Quand il se fait l’apôtre du principe de liberté, Turgot suit le mouvement du XVIIIe siècle, quand il prend la cause de ces règles absolues, qui seules conservent la société et qui seules l’expliquent, il en devient l’adversaire. Jamais il ne sépare le devoir du droit. Jamais, en plaidant pour l’affranchissement des ames, il n’oublie ces lois de la raison et de la morale, les plus puissantes de toutes, puisqu’elles fondent les autres ou qu’elles les condamnent à mourir lorsqu’elles ne les ont pas fondées. Il sait que des forces qui dirigent le genre humain, les unes le poussent en avant, les autres le retiennent au contraire, et que celles-ci ne sont pas moins nécessaires à la véritable indépendance et au véritable progrès. C’est ainsi qu’en réclamant en faveur de la philosophie et de l’esprit d’examen une liberté illimitée, il défend la religion qui seule peut assurer régler le mouvement des sociétés, à la fois contenir et développer la nature humaine. Ce mot de droit que le XVIIIe siècle fait si haut retentir, il est vrai de dire que le XVIIIe siècle ne le comprend qu’à demi ou même s’en forme une idée fausse. Philosophiquement il le tire de l’utilité, sur laquelle il fonde l’origine de la société, c’est-à-dire qu’il l’ébranle en même temps qu’il l’établit Quel rapport y a-t-il entre le devoir et l’utilité essentiellement variable, et, si l’intérêt est la seule règle, qu’est-ce donc que l’obligation ? Mais le XVIIIe siècle va plus loin. Ce droit, il veut que chacun le respecte et le défende en soi non