Les idées absolues, la métaphysique, voilà les ennemis mortels de la philosophie positive. Le caractère propre de la double tyrannie qu’a dû subir la pensée humaine avant d’atteindre l’ère de son affranchissement, c’était de s’appuyer sur des idées absolues. Au contraire, le trait distinctif du nouveau régime, du régime positif, c’est la substitution des sciences à la métaphysique, des idées relatives aux idées absolues.
Il y a ici deux questions distinctes, bien que très étroitement enchaînées : celle des idées absolues et celle de la métaphysique proprement dite. Il est clair que, s’il n’existe pas d’idées absolues dans l’esprit humain, toute métaphysique est impossible ; mais on peut admettre certaines idées absolues et ne pas se croire obligé pour cela de reconnaître la métaphysique comme science. C’est ainsi que Kant, le plus grand adversaire que la métaphysique ait jamais rencontré, crut échapper au scepticisme et donner aux sciences mathématiques, à celles de la nature, à la morale même et à l’esthétique, un assez ferme fondement, en reconnaissant un certain nombre de notions absolues, d’idées a priori, nécessaires pour diriger l’homme dans ses opérations intellectuelles et dans l’accomplissement de sa destinée.
MM. Comte et Littré ne paraissent pas avoir la moindre peur du scepticisme. Comme Kant, ils rejettent la métaphysique ; mais ils ne conservent point, comme lui, certaines idées absolues, et ils semblent convaincus qu’elles ne sont nullement nécessaires pour organiser les sciences et le travail entier de l’esprit humain. J’admire assurément cette hardiesse ; pourtant il est difficile à quiconque a un peu étudié l’histoire de la pensée de ne pas trouver un peu de naïveté dans une si grande audace. On n’ose pas soupçonner un homme aussi savant que M. Comte, et qui se flatte, ou peu s’en faut, d’avoir découvert la science de l’histoire, d’être resté étranger à l’histoire de la philosophie ; mais il sera permis de dire que l’entreprise de se passer entièrement d’idées absolues dans l’organisation des sciences physiques et morales est plus digne d’une époque primitive que d’un siècle éclairé par une grande expérience. L’éclectisme, tant dédaigné par la philosophie positive, a au moins cet avantage, de prémunir, par la connaissance impartiale du passé, contre beaucoup d’illusions. Je me permettrai de rappeler à MM. Comte et Littré trois grandes expériences auxquelles a été soumise l’entreprise qu’ils veulent accomplir. Citer des faits à des philosophes positifs, c’est employer le genre d’argumentation le mieux fait pour leur plaire et pour les persuader.
Il y a deux mille quatre cents ans environ, un précurseur de la philosophie positive, Héraclite, soutenait qu’il n’y a point d’idées absolues, que tout est relatif. « Un homme, disait-il avec une énergie familière et expressive, ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve. » S’il