Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/221

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aspirant du moins dans la mesure de la faiblesse humaine, et suivant le progrès des sciences, à tout concilier et à tout unir. Il suit de là que la métaphysique ne saurait avancer par un mouvement égal et continu et sur une sorte de ligne droite ; elle a, comme l’esprit humain, ses haltes, ses égaremens, ses défaillances suivies de brusques élans. Traînant pour ainsi dire après soi l’immense cortége de tous les produits de la pensée, son mouvement est la résultante variable d’une foule de forces diverses et d’un nombre infini de mouvemens.

Ceci m’amène à faire rapidement justice du second préjugé dont la philosophie positive se fait une arme contre la métaphysique : c’est, dit-on, qu’elle n’a fait aucun progrès depuis trois mille ans. On entend répéter chaque jour ce bel axiome avec une sérénité incroyable par des hommes qui font profession de croire à la puissance de la raison, à la plénitude de ses droits, à la perfectibilité du genre humain ; mais savent-ils bien ce qu’ils disent ? Ils disent en d’autres termes que l’esprit humain n’avance pas. Est-il bien possible, en effet, que la science de la nature et la science de l’homme fassent de si grands progrès, et que la science de Dieu reste immobile ? Penser cela, c’est ne rien comprendre à l’harmonie des connaissances humaines, à toute l’économie de l’histoire des idées.

Je conçois que des hommes qui parlent au nom du christianisme soutiennent que la métaphysique a été impuissante avant l’Évangile, et que depuis elle est superflue : encore trouverais-je peut-être de ce côté un certain nombre d’esprits éclairés qui m’accorderaient au moins que le platonisme n’a pas été tout-à-fait inutile pour frayer la voie à la religion du Christ, ni le péripatétisme pour organiser la théologie au moyen-âge, et que le cartésianisme a bien aussi fait quelque chose pour la grandeur de l’église au XVIIe siècle et pour l’établissement des grandes vérités qui sont le fonds commun du christianisme et de la philosophie ; mais, quand j’entends des esprits qui se déclarent affranchis de toute autorité, qui ne voient dans l’histoire de la civilisation que celle des mouvemens de la raison humaine, quand je les entends demander quels progrès a faits la métaphysique depuis trois mille ans, en vérité je pense rêver.

Je leur demanderai d’abord s’ils croient au progrès de la civilisation, et puis s’ils pensent que le mouvement des idées philosophiques et religieuses soit entièrement étranger à ce progrès. Je leur demanderai s’ils croient que les idées de l’Europe du XIXe siècle soient inférieures à ce qu’étaient les idées du peuple grec et du peuple romain du temps de Lycurgue et de Numa. Mais je veux leur poser une question plus précise encore : Le christianisme, leur dirai-je, a-t-il été, oui ou non, un événement heureux pour la civilisation ? Personne n’en doute. Or, qu’a fait le christianisme ? Une chose à la fois très grande et très