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LES FEMMES DU CAIRE. 21

plus d’avantage à les vendre ainsi qu’à les nourrir long-temps de maïs. Abdallah me conseilla d’en acheter un certain nombre de cages, afin de pouvoir les engraisser. Cela fait, on mit en liberté les poules dans la cour et les pigeons dans une chambre, et Mustafa, ayant remarqué un petit coq moins osseux que les autres, se disposa, sur ma demande, à préparer un couscoussou.

Je n’oublierai jamais le spectacle qu’offrit cet Arabe farouche, tirant de sa ceinture son yataghan — destiné au meurtre d’un malheureux coq. Le pauvre oiseau payait de bonne mine, et il y avait peu de chose sous son plumage éclatant comme celui d’un faisan doré. En sentant le couteau, il poussa des cris enroués qui me fendirent l’ame. Mustafa lui coupa entièrement la tête et le laissa ensuite se traîner encore en voletant sur la terrasse, jusqu’à ce qu’il s’arrêtât, raidît ses pattes, et tombât dans un coin. Ces détails sanglans suffirent pour m’oter l’appétit. J’aime beaucoup la cuisine que je ne vois pas faire, et je me regardais comme infiniment plus coupable de la mort du petit coq que s’il avait péri dans les mains d’un hôtelier. Vous trouverez ce raisonnement lâche ; mais que voulez-vous ? je ne pouvais réussira m’arracher aux souvenirs classiques de l’Égypte, et dans certains momens je me serais fait scrupule de plonger moi-même le couteau dans le cœur d’un légume, de crainte d’offenser un ancien dieu.

Je ne voudrais pas plus abuser pourtant de la pitié qui peut s’attacher au meurtre d’un coq maigre que de l’intérêt qu’inspire légitimement l’homme forcé de s’en nourrir : — il y a beaucoup d’autres provisions dans la grande ville du Caire, et les dattes fraîches, les bananes, suffiraient toujours pour un déjeuner convenable ; mais je n’ai pas été long-temps sans reconnaître la justesse des observations de M. Jean.- Les bouchers de la ville ne vendent que du mouton, et ceux des faubourgs y ajoutent, comme variété, de la viande de chameau, dont les immenses quartiers apparaissent suspendus au fond des boutiques. Pour le chameau, l’on ne doute jamais de son identité, mais, quant au mouton, la plaisanterie la moins faible de mon drogman était de prétendre que c’était très souvent du chien. Je déclare que je ne m’y serais pas laissé tromper. Seulement je n’ai jamais pu comprendre le système de pesage et de préparation qui faisait que chaque plat me revenait environ à dix piastres ; il faut y joindre, il est vrai, l’assaisonnement obligé de meloukia ou de bamie, légumes savoureux dont l’un remplace à peu près l’épinard, et dont l’autre n’a point d’analogie avec nos végétaux d’Europe.

Revenons à des idées générales. Il m’a semblé qu’en Orient les hôteliers, les drogmans, les valets et les cuisiniers, s’entendaient de tout point contre le voyageur. Je comprends déjà qu’à moins de beaucoup de résolution et d’imagination même, il faut une fortune énorme pour