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22 REVUE DES DEUX MONDES.

pouvoir y faire quelque séjour. M. de Chateaubriand avoue qu’il s’y est ruiné ; M. de Lamartine y a fait des dépenses folles ; parmi les autres voyageurs, la plupart n’ont pas quitté les ports de mer, ou n’ont fait que traverser rapidement le pays. Moi, je veux tenter un projet que je crois meilleur. J’achèterai une esclave, puisqu’ aussi bien il me faut une femme, et j’arriverai peu à peu à remplacer par elle le drogman, le barbarin peut-être, et à faire mes comptes clairement avec le cuisinier. En calculant les frais d’un long séjour au Caire et de celui que je puis faire encore dans d’autres villes, il est clair que j’atteins un but d’économie. En me mariant, j’eusse fait le contraire. — Décidé par ces réflexions, je dis à Abdallah de me conduire au bazar des esclaves.

VIII. — L’OKEL DES GELLAB.

Nous traversâmes toute la ville jusqu’au quartier des grands bazars, et là, après avoir suivi une rue obscure qui faisait angle avec la principale, nous fîmes notre entrée dans une cour irrégulière sans être obligés de descendre de nos ânes. Il y avait au milieu un puits ombragé d’un sycomore. A droite, le long du mur, une douzaine de noirs étaient rangés debout, ayant l’air plutôt inquiet que triste, vêtus pour la plupart du sayon bleu des gens du peuple, et offrant toutes les nuances possibles de la couleur et de la forme. Nous nous tournâmes vers la gauche, où régnait une série de petites salles dont le parquet s’avançait sur la cour comme une estrade, à environ deux pieds de terre. Plusieurs marchands basanés nous entouraient déjà en nous disant : « Essouad ? Abech ? — Des noires ou des Abyssiniennes ? » Nous nous avançâmes vers la première petite salle.

Là cinq ou six négresses, assises en rond sur des nattes, fumaient pour la plupart, et nous accueillirent en riant aux éclats. Elles n’étaient guère vêtues que de haillons bleus, et l’on ne pouvait reprocher aux vendeurs de parer la marchandise. Leurs cheveux, partagés en des centaines de petites tresses serrées, étaient généralement maintenus par un ruban rouge qui les partageait en deux touffes volumineuses ; elles portaient des anneaux d’étain aux bras et aux jambes, des colliers de verroterie, et, chez quelques-unes, des cercles de cuivre passés au nez ou aux oreilles complétaient une sorte d’ajustement barbare dont certains tatouages et coloriages de la peau rehaussaient encore le caractère. C’étaient des négresses du Sennaar, l’espèce la plus éloignée, certes, du type de la beauté convenue parmi nous. La proéminence de la mâchoire, le front déprimé, la lèvre épaisse, classent ces pauvres créatures dans une catégorie presque bestiale, et cependant, à part ce masque étrange dont la nature les a dotées, le corps est d’une perfection rare, des formes virginales et pures se dessinent sous leurs tuni-