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payer les droits. Elles étaient dans la campagne, au-delà de la porte Bab-el-Madbah. Je voulus d’abord voir celles-là.

Nous nous engageâmes dans un quartier assez désert, et, après beaucoup de détours, nous nous trouvâmes dans la plaine, c’est-à-dire au milieu des tombeaux, car ils entourent tout ce côté de la ville. Les monumens des califes étaient restés à notre gauche ; nous nous engageâmes entre des collines poudreuses, couvertes de moulins et formées de débris d’anciens édifices. On arrêta les ânes à la porte d’une petite enceinte de murs, restes probablement d’une mosquée en ruines. Trois ou quatre Arabes, vêtus d’un costume étranger au Caire, nous firent entrer, et je me vis au milieu d’une sorte de tribu dont les tentes étaient dressées dans ce clos, fermé de toutes parts. Les éclats de rire d’une vingtaine de négresses m’accueillirent comme à l’okel ; ces natures naïves manifestent clairement toutes leurs impressions, et je ne sais pourquoi l’habit européen leur paraît si ridicule. Toutes ces filles s’occupaient à divers travaux de ménage, et il y en avait une très grande et très belle dans le milieu qui surveillait avec attention le contenu d’un vaste chaudron placé sur le feu. Rien ne pouvant l’arracher à cette préoccupation, je me fis montrer les autres, qui se hâtaient de quitter leur besogne et détaillaient elles-mêmes leurs beautés. Ce n’était pas la moindre de leurs coquetteries qu’une chevelure toute en nattes d’un volume extraordinaire, comme j’en avais vu déjà, mais entièrement imprégnée de beurre, ruisselant de là sur leurs épaules et leur poitrine. Je pensai que c’était pour rendre moins vive l’action du soleil sur leur tête ; mais Abdallah m’assura que c’était une affaire de mode, afin de rendre leurs cheveux lustrés et leur figure luisante. Seulement, me dit-il, une fois qu’on les a achetées, on se hâte de les envoyer au bain et de leur faire démêler cette chevelure en cordelettes, qui n’est de mise que du côté des montagnes de la Lune.

L’examen ne fut pas long ; ces pauvres créatures avaient des airs sauvages fort curieux sans doute, mais peu séduisans au point de vue de la cohabitation. La plupart étaient défigurées par une foule de tatouages, d’incisions grotestpies, d’étoiles et de soleils bleus qui tranchaient sur le noir un peu grisâtre de leur épiderme. — A voir ces formes malheureuses, qu’il faut bien s’avouer humaines, on se reproche philanthropiquement d’avoir pu quelquefois manquer d’égards pour le singe, ce parent méconnu que notre orgueil de race s’obstine à repousser. Les gestes et les attitudes ajoutaient encore à ce rapprochement, et je remarquai même que leur pied allongé et développé sans doute par l’habitude de monter aux arbres se rattachait sensiblement à la famille des quadrumanes.

Elles me criaient de tous côtés batchis ! batchis ! et je tirais de ma poche quelques piastres avec hésitation, craignant que les maîtres n’en