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Il n’est rien qu’il ne se promette des vagues et puissantes aspirations de cette fraternité slave qui se reconnaît, qui s’éveille d’hier ; le mot du poète est à peine assez énergique pour peindre ce rêve immense : quidlibet impotens sperare ; mais l’immensité même de cette ambition ne l’empêche pas de rester subtile, artificieuse, raffinée dans sa vigilance, minutieuse dans ses pratiques ; elle ne s’endort point à songer, et l’on a fort à faire de la suivre à la trace. Essayons-le pourtant, et résumons les incidens, plus ou moins remarqués ici, qui ont pu servir de prétexte à ce singulier mouvement qu’on nous révèle là-bas. N’est-il pas extraordinaire de voir le plus rude oppresseur de la Pologne salué maintenant sur une terre polonaise comme le désiré des nations ?

On n’a pas bien obserrvé l’attitude prise par le gouvernement du tzar pendant les massacres de Gallicie, et c’est seulement aujourd’hui, même en Allemagne, qu’on réfléchit à la conduite qu’il sut alors tenir. Après la retraite des insurgés, les soldats russes entrèrent à Cracovie, beaucoup plutôt en médiateurs qu’en vengeurs ; on était si effrayé des excès de ces bandes sauvages déchaînées par l’Autriche, que, sous les yeux mêmes des troupes autrichiennes, les Russes furent reçus à leur arrivée avec des cris de joie ; il semblait que ce fussent eux qui apportassent l’ordre et la sécurité. Les instructions des autorités moscovites de la frontière gallicienne s’accordaient sans doute avec cette favorable opinion que l’armée donnait d’elle ; l’empereur Nicolas n’avait pas apparemment les mêmes raisons que M. de Metternich pour châtier cette grande conspiration de gentilshommes. Beaucoup de nobles demandèrent et obtinrent un asile sur le territoire russe, les paysans galiciens qui osèrent les y chercher furent à leur tour saisis par ordre comme violateurs de la frontière, envoyés aux mines ou exécutés. Des paysans du royaume avaient voulu imiter leurs voisins et s’emparer aussi des propriétaires en les décrétant suspects ; on les mit à mort presque sur l’heure. Ce contraste, habilement ménagé, a produit l’impression la plus forte dans toute la Pologne autrichienne ; il a fait entendre aux persécutés qu’il restait un recours.

D’après les plus récentes nouvelles, l’anarchie dure encore en Gallicie, non pas, il est vrai, un tumulte sanglant, mais un trouble affreux qui désorganise toutes les relations de la vie sociale, et ce qu’il y a d’incroyable, c’est que le cabinet de Vienne se plaît à le perpétuer. Ainsi l’on proclame aujourd’hui très haut que l’on ne changera rien à l’ancien système administratif, que les seigneurs resteront chargés et responsables de la distribution des corvées, des impôts et du recrutement, que les mandataires continueront à soutenir l’intérêt du paysan, au nom de l’empereur dont ils sont les délégués, contre le seigneur dont ils sont les salaries. « On veut absolument, disent les malheureux qui survivent, que nos paysans ne cessent pas de nous regarder comme leurs tyrans. »