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écrivain. L’huile et l’eau contenues dans le même vase ne restent pas plus strictement séparées. Les Anglais, plus riches, jouent le rôle de l’huile, et surnagent toujours. Leur énergie plus grande explique ce résultat. Ils envahissent peu à peu les plus riches magasins de la ville, et, dans les campagnes, les fermages les plus productifs. Presque tout le commerce est entre leurs mains. L’immigration aidant, ils augmentent de nombre dans une proportion beaucoup plus rapide. Le trait caractéristique, la grande distinction entre ces deux espèces d’hommes, c’est que l’Anglais est toujours mécontent, le Français toujours satisfait ; le premier toujours en marche vers les régions supérieures qu’il atteint en murmurant, le second s’ abaissant de plusieurs degrés sans que son déclin lui coûte un soupir. Sous l’action continue de ces deux principes, le temps doit venir où les individus de la race la plus faible seront réduits à fendre du bois et à tirer de l’eau pour leurs énergiques antagonistes. »

La même opinion est exprimée en termes tout aussi nets en plusieurs endroits du livre, et notamment lorsque notre voyageur visite les districts agricoles du Canada inférieur. À chaque pas, il s’indigne contre l’indolence heureuse des Canadiens français. Il leur reproche de s’entasser, paresseux et satisfaits à bon marché, sur les terres cultivées par leurs ancêtres : il les considère comme un poids mort qui paralyse l’essor de la colonie tout entière ; il les montre opposant une résistance inerte à toutes les améliorations réclamées par leurs concitoyens plus aventureux et plus actifs. En même temps, néanmoins, il reconnaît qu’ils sont honnêtes, sobres, courageux, religieux, et d’une politesse chevaleresque. Il rappelle aussi les services qu’ils rendirent en 1812 et 1814, dans la guerre contre l’Amérique, alors que le vaillant Salaberry, à la tête de trois cents miliciens français, repoussa plusieurs fois le général Hampton, dont les troupes étaient vingt fois supérieures en nombre. Ce zèle pour les intérêts anglais ne pouvait se rencontrer que chez des gens simples, crédules et reconnaissans de quelques récentes concessions. Aussi les habitans canadiens sont-ils renommés pour leur prodigieuse naïveté. On raconte, entre autres exemples du même genre, que, pour obtenir les fonds nécessaires à l’érection d’une église catholique dans une ville nouvellement sortie de terre, on montrait, il y a peu d’années, le serpent des Écritures, — le même qui tenta notre mère Ève ; — cette bizarre exhibition, pour laquelle on trouva par milliers des spectateurs payans, tint lieu des dons volontaires, qui jusque-là faisaient défaut.

S’il en faut juger par les récits de notre voyageur, les familles riches mènent à Québec une existence assez animée. La garnison, toujours nombreuse, fournit aux soirées et aux fêtes publiques un contingent, sans cesse renouvelé de brillans cavaliers, dans les rangs desquels les yeux noirs des jeunes filles de la colonie peuvent chercher d’enviables