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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 16.djvu/1083

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vu que de loin. Ce monument ne devait pas quitter notre horizon de la journée, car la navigation de la cange continuait à s’opérer en zigzag.

Le soir était venu, le disque du soleil descendait derrière la ligne peu mouvementée des montagnes lybiques, et tout à coup la nature passait de l’ombre violette du crépuscule à l’obscurité bleuâtre de la nuit. J’aperçus de loin les lumières d’un café, nageant dans leurs flaques d’huile transparente ; l’accord strident du naz et du rebab accompagnait cette mélodie égyptienne si connue : Ya teyly ! (Ô nuits !)

D’autres voix formaient les répons du premier vers : « nuits de joie ! » On chantait le bonheur des amis qui se rassemblent, l’amour et le désir, flammes divines, émanations radieuses de la clarté pure qui n’est qu’au ciel ; — on invoquait Ahmad, l’élu, chef des apôtres, — et des voix d’enfans reprenaient en chœur l’antistrophe de cette délicieuse et sensuelle effusion qui appelle la bénédiction du Seigneur sur les joies nocturnes de la terre.

Je vis bien qu’il s’agissait d’une solennité de famille. L’étrange gloussement des femmes fellahs succédait au chœur des enfans, et cela pouvait célébrer une mort aussi bien qu’un mariage ; car, dans toutes les cérémonies des Égyptiens, on reconnaît ce mélange d’une joie plaintive ou d’une plainte entrecoupée de transports joyeux qui déjà, dans le monde ancien, présidaient à tous les actes de leur vie.

Le reïs avait fait amarrer notre barque à un pieu planté dans le sable, et se préparait à descendre. Je lui demandai si nous ne faisions que nous arrêter dans le village qui était devant nous. Il répondit que nous devions y passer la nuit et y rester même le lendemain jusqu’à trois heures, moment où se lève le vent du sud-ouest (nous étions à l’époque des moussons). — J’avais cru, lui dis-je, qu’on ferait marcher la barque à la corde quand le vent ne serait pas bon. — Ceci n’est pas, répondit-il, sur notre traité.

En effet, avant de partir, nous avions fait un écrit devant le cadi ; mais ces gens y avaient mis évidemment tout ce qu’ils avaient voulu. Du reste, je ne suis jamais pressé d’arriver, et cette circonstance, qui aurait fait bondir d’indignation un voyageur anglais, me fournissait seulement l’occasion de mieux étudier l’antique branche, si peu frayée, par où le Nil descend du Caire à Damiette.

Le reïs, qui s’attendait à des réclamations violentes, admira ma sérénité. Le halage des barques est relativement assez coûteux ; — car, outre un nombre plus grand de matelots sur la barque, il exige l’assistance de quelques hommes de relais échelonnés de village en village.

Une cange contient deux chambres, élégamment peintes et dorées à l’intérieur, avec des fenêtres grillées donnant sur le fleuve, et encadrant agréablement le double paysage des rives : des corbeilles de fleurs, des arabesques compliquées, décorent les panneaux ; deux coffres de