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espoir d’un avenir plus digne. Dans quelques années, il faut l’espérer, nous ajouterons à ces noms le nom de M. Charles Beck, si le jeune auteur des Nuits et du Poète voyageur ne se hâte pas de dépenser à l’aventure sa brillante inspiration. On cite encore des talens nouveaux ; la pléiade pourra se compléter ; telle qu’elle est déjà, n’est-ce pas un symptôme rassurant, une promesse féconde ?

Ne l’oublions pas cependant, ce sont là des voix isolées. Le public de ces poètes n’est pas en Autriche ; l’auditoire de M. Lenau est en Souabe, celui de M. Beck à Berlin ; M. de Zedlitz, Anastasius Grün, sont lus dans toute l’Allemagne ; l’Autriche ne leur accorde qu’une attention médiocre. Le vrai caractère de la poésie autrichienne, comment serait-ce cette pensée fine et fière qui éclate avec une distinction si haute dans les Promenades de M. le comte d’Auersperg ? Seraient-ce davantage la mélancolie profonde, la courageuse tristesse de l’auteur des Albigeois ? Ou bien pense-t-on qu’on trouverait aisément l’expression de ce peuple dans les audacieuses rêveries de M. Beck ? Non, certes. Ces voix généreuses peuvent être entendues sans doute par cette forte élite qui, visible ou cachée, ne manque jamais à aucun pays ; mais elles ne pénètrent pas dans la foule, et il y a une autre poésie qui s’adresse directement à Vienne. Cette poésie-là, croyez-le bien, ne sera ni ardente, ni irritée. Tantôt follement joyeuse, tantôt douce avec vulgarité, toujours molle, voluptueuse, sensuelle, elle est l’exacte image de l’esprit viennois. Si elle est triste, ce ne sera nullement de cette tristesse hardie qui atteste ou les regrets amers ou les désirs inquiets d’une ame virile. Quand elle est le mieux inspirée, ne lui demandez pas autre chose que la pureté sans la force, la douceur sans l’élévation morale, je ne sais quoi d’aimable et de languissant, je ne sais quelle grace trompeuse où le cœur s’énerve.

Le théâtre même est en proie à ces pernicieuses influences. Depuis les froides et savantes compositions de Grillparzer, le théâtre a perdu à Vienne le peu de vie qui l’avait animé pendant une partie du XVIIIe siècle. Ne semble-t-il pas pourtant que là, du moins, le contact du peuple devrait susciter les pensées fortes ? Cette sensualité, cette mollesse perfide ne devrait-elle pas se dissiper au souffle des grandes foules ? Hélas ! les poètes ont beau se glorifier dans leurs préfaces, ils ont beau se vanter de gouverner le peuple : c’est le peuple qui les gouverne, le peuple est de moitié dans leurs œuvres. Ils n’ont pas tous le libre génie, la fière indépendance des maîtres. Combien j’en sais, et des meilleurs, qui cèdent sans résistance au goût de la multitude, se laissent envahir pied à pied, et, de concession en concession, finissent par lui livrer la Muse ! Le peuple autrichien veut qu’on le divertisse, et ce n’est pas là que la scène sera jamais une ; tribune. Je n’aime pas à accuser une époque, une nation, des fautes commises par les poètes ; je crois à l’énergie individuelle,