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saut, M. Quinet nous fait franchir la Vieille-Castille ; on voit qu’il a hâte d’arriver à Madrid : il ne veut pas manquer la discussion de l’adresse aux cortès. A peine a-t-il le loisir de donner en passant un coup d’œil à la cathédrale de Burgos. Il paraît évident que la précipitation du voyage, les graves préoccupations de la politique, peut-être aussi la bise froide de décembre, ne lui ont pas laissé la liberté d’esprit nécessaire pour admirer ce merveilleux édifice. Le croirait-on ? il trouve l’aridité de la Castille sur la face de sa métropole ! Ces délicates dentelles de pierre, cette luxuriante végétation qui s’épanouit, se tord, s’enroule et grimpe jusqu’à la cime des flèches aiguës, brodées et découpées à jour, des soleils séculaires en ont, dit-il, tari la sève ; il n’a vu que quelques rares statues sur ces galeries où la vie humaine fourmille.

A Madrid, il ne s’occupe guère que de politique ; nous le trouvons plus assidu aux tribunes de la salle du congrès que sur les gradins du Cirque. Il est vrai que la révolution était alors en permanence ; l’état de siège qui avait accueilli l’auteur au Prado, qu’il retrouve à Cadix et qui le poursuit jusqu’à Lisbonne, est un incident de nature à motiver les digressions auxquelles il n’était déjà que trop disposé. Partout du reste il porte avec lui cette même préoccupation de la pensée cachée sous les pierres ; partout il voit des symboles et des emblèmes. Les murs de Tolède, la Giralda de Séville, lui fournissent les rapprochemens les plus inattendus. Loin de nous de méconnaître le côté élevé du talent de M. Quinet ; mais sa brillante imagination l’égare bien souvent : cette passion de tout interpréter, de donner une ame et une voix à toute la nature, le conduit directement à l’hallucination. Il n’est pas de masure où il n’entende des voix mystérieuses ; chaque touffe de bruyère exhale un soupir ; des deux côtés de la route sortent, à son passage, des gémissemens et des plaintes funèbres, qui, pour l’oreille moins délicate de l’arriero, son guide, représentent tout simplement le cri des poulies et le grincement des puits à roues dont les maraîchers de l’endroit se servent pour arroser leurs concombres. A Cordoue, deux voix passent sur sa tête : c’est la causerie de la mosquée vide avec les églises des couveras. Le moindre clocheton lui dit son mot à la volée, et, si par aventure les galériens de Tolède chantent en s’accompagnant en cadence du bruit de leurs chaînes, cette sauvage mélodie suffit à faire sortir de leurs tombes une légion d’hidalgos montés sur des chevaux invisibles, et à faire défiler sous les yeux du voyageur don Sanche, Padilla, le roi maure Abdallah, et tout le cortège des antiques légendes.

Comme on le voit, c’est la rêverie qui joue ici le plus grand rôle ; le style de M. Quinet ne pouvait manquer de porter l’empreinte de cette perpétuelle exaltation et de cette emphase continue. Sa phrase est fiévreuse, tendue et saccadée ; en vain sous la période sonore vous cherchez l’idée : l’abondance de la forme et la diffusion des images masquent trop souvent ce que la pensée peut avoir quelquefois d’élevé et d’original. Il en résulte pour le lecteur une lassitude véritable : le style de l’Apocalypse n’est pas supportable dans un ouvrage de longue haleine. On se fatigue d’entendre M. Quinet prophétiser sur les landes d’Aragon et invoquer à tout instant Allah, Jéhovah, Élohim. Au milieu de ce débordement d’épithètes et d’antithèses, remarquons aussi un léger abus de citations espagnoles. Serait-ce une réponse aux insinuations de quelques esprits malveillans ? L’auteur se plaît à entremêler dans ses périodes de petites phrases