Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 16.djvu/280

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Balin attendait dans l’antichambre, et Suzanne, effarée, avait sans cesse les yeux tournés vers la porte de la rue.

Le jour suivant, dans l’après-midi, le bruit d’une voiture qui pénétrait dans la cour annonça l’arrivée du marquis de Gandale. Le jeune gentilhomme franchit, avec une singulière émotion, le seuil défendu de ce sombre logis, et cette impression s’accrut lorsque le vieux serviteur en deuil, ayant ouvert toutes les portes, l’annonça à haute voix dans les salles vides et sonores. Mlle de Saulieu s’était levée pour le recevoir. A l’aspect de cette imposante figure vieillie par la douleur, et dont le regard triste et fier se baissait devant lui, le marquis tressaillit intérieurement, et il eut besoin d’un instant pour se remettre de cette espèce de trouble. Mlle de Saulieu attendait en silence qu’il fît sa demande.

— Mademoiselle, lui dit-il enfin, je m’appelle le marquis Hector de Gandale ; il m’a semblé que ce nom me permettait d’aspirer à l’honneur de votre alliance. Je possède une fortune qui suffit à soutenir honorablement mon rang. J’ai eu l’occasion de voir mademoiselle votre nièce, et, frappé de sa rare beauté, de l’esprit que j’ai cru reconnaître en elle, j’en suis devenu passionnément épris. Elle est orpheline, m’a-t-on dit, vous êtes sa seule parente ; je viens vous demander sa main.

— Je vous la refuse, monsieur le marquis, répondit Mlle de Saulieu d’une voix très émue.

— Et les motifs de ce refus, mademoiselle, s’écria M. de Gandale, voudrez-vous me les dire ?

— Si vous l’exigez absolument, monsieur, murmura péniblement la triste demoiselle ; mais, croyez-moi, sans explication, sans me forcer à vous faire un récit déplorable, renoncez à la main de ma nièce...

Le marquis ne lui répondit que par un geste ; son orgueil et son amour semblaient lui porter un défi.

Mlle de Saulieu se recueillit comme pour trouver en elle-même la force de parler ; puis elle dit d’une voix lente d’abord, mais dont l’accent devint ensuite bref et précipité :

— C’est une lamentable histoire qu’il faut vous raconter, monsieur... ce sont les affreux malheurs de deux familles... Orpheline dès mon enfance, je fus élevée, ainsi que ma jeune sœur, par un oncle qui nous avait adoptées. A seize ans, ma sœur épousa un homme de qualité, et je demeurai auprès de notre oncle, devenu infirme. J’avais différé mon établissement pour soigner sa vieillesse : jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, je vécus près de lui, persuadée qu’il partagerait sa fortune entre moi et ma sœur, qu’il avait déjà richement dotée ; mais ces prévisions furent trompées, un testament dont il nous fit un secret m’institua son unique héritière... Comment rappeler, hélas ! les suites de cette préférence !... Le mari de ma sœur avait depuis long-temps conçu pour moi une passion détestable.... sa cupidité égalait cet affreux amour.... J’allais me