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le fond, vous n’avez qu’à dégager le substratum logique de son enveloppe aux mille couleurs brillantes, aux mille broderies ingénieuses ; vous verrez sur quel pauvre argument, sur quelle trame misérable, ce tissu magnifique a été composé.

Au contraire, dans les récits originaux que nous voudrions faire connaître, et qui nous arrivent de New-York par le dernier packet-boat,la logique est à nu ; elle domine tout, elle est reine et maîtresse. Son office n’est plus d’étayer, charpente inaperçue, un monument aux riches dehors ; elle est elle-même ce monument, qui n’emprunte rien ou presque rien aux autres ressources de l’art. Elle ne joue plus le rôle de l’esclave soumis qui prête son épaule robuste à son maître chancelant sous le vin, et le conduit, non sans peine, à quelque porte mal entrevue ; elle marche seule, forte de sa propre force ; elle est le but et le moyen, elle est la cause et l’effet. De même qu’hier, aux mains d’un savant, elle abordait les plus ardus problèmes de la philosophie spéculative, de même aujourd’hui elle se fait roman pour se mettre à la portée du plus grand nombre, mais en dérogeant aussi peu que possible à sa dignité de science.

Ainsi, que cherchaient Laplace dans son analyse des hasards, et Buffon dans son arithmétique politique ? Chacun d’eux, après mille prédécesseurs illustres, voulait soumettre une inconnue rebelle, dompter, par la force des inductions, la résistance qu’elle offre à la pensée, et faire participer les conséquences morales de la certitude acquise aux conséquences mathématiques. C’est ainsi que Laplace pèse à la même balance le retour périodique d’un astre, les chances d’un billet de loterie, et la valeur d’un témoignage historique d’un arrêt judiciaire. Les mêmes raisonnemens lui servent à s’assurer que l’action de la lune sur la mer surpasse de plus du double celle du soleil, et que la nièce de Pascal, la jeune Perrier, n’a pas été guérie de sa fistule par l’intervention directe et miraculeuse de la Providence divine. Ainsi, soit pour le passé, soit pour le présent, soit pour l’avenir, il pose des règles systématiques, il établit des lois générales de probabilité.

M. Poe, lui, s’occupe aussi, mais à sa manière, de juger, de classer les probabilités, et il emploie pour ceci, non plus des préceptes uniformes, mais cet instinct, cette sagacité particulière à l’homme, plus ou moins sûre chez l’un que chez l’autre, et qui varie de puissance comme de but, suivant les aptitudes et le métier de chacun. L’idée fondamentale de ses contes a l’air d’être empruntée à ces premières aventures de Zadig, où le jeune philosophe babylonien déploie une perspicacité si merveilleuse. Le personnage excentrique dont M. Poe se sert comme d’un agent favori, et dont il met à de si rudes épreuves la subtile intelligence, aurait aussi deviné, par la simple inspection de leurs traces, que l’épagneul de la reine de Babylone avait fait depuis peu des chiens