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indicible, il apprend que cette nacelle, muet témoin du crime, au lieu d’être emportée vers l’Océan, est à la disposition des autorités, déposée dans un endroit public. De ce moment, une seule pensée l’occupe, c’est d’enlever à tout prix cette dangereuse pièce de conviction. Maintenant qu’a-t-elle pu devenir ? Où est cette barque sans gouvernail, facile à reconnaître, et dont l’identité pourrait être facilement vérifiée par le douanier, qui l’avait trouvée le lundi matin ? Si on la découvre, si elle a, de près ou de loin, quelque rapport avec l’officier déjà si suspect, ne touche-t-on pas à la solution de ce problème, si ardemment étudié ?

Nous ne vous donnons pas, — remarquez-le bien, — la vingtième partie des raisonnemens qui, directement ou indirectement, corroborent celui-ci. Vous n’avez que le squelette décharné de ce vigoureux réquisitoire, que Jefferies et Laubardemont auraient envié au chevalier Dupin, tant il est à la fois minutieux et bien conduit, tant ses bases semblent légères, et tant l’auteur a fini par lui donner de solide aplomb.

Maintenant que vous avez une idée de l’auteur américain, commenté selon ses habitudes favorites, il faut bien essayer de vous le faire connaître sous un aspect nouveau. Nous l’avons étudié logicien, pourchasseur de vérités abstraites, amoureux des plus excentriques hypothèses, des calculs les plus ardus ; il est juste de le juger comme poète, comme inventeur de fantaisies sans but, de caprices purement littéraires. Pour cela, nous nous en tiendrons à deux contes que nous avons tout exprès réservés : — The Black Cat, et the Man of the Crowd, — le Chat noir et l’Homme des foules.

Le Chat noir nous rappelle les plus sombres inspirations de Théodore Hoffmann. Jamais le club de Sérapion n’écouta rien de plus fantastique que l’histoire de cet homme, de ce maniaque infortuné, qui loge dans son cerveau, brûlé par les liqueurs fortes, une haine monstrueuse, la haine de son pauvre chat. Il l’avait auparavant beaucoup aimé ; mais, certain soir qu’il revenait ivre et que Pluton, — c’était le nom du pauvre animal, — voulait se soustraire à de brutales caresses, il le saisit de manière à le blesser. Pluton se défendit, et mordit quelque peu son maître. Celui-ci, dans un noir transport de rage, tira un couteau de sa poche, et, prenant par le cou cette malheureuse bête, lui creva un œil sans hésiter.

Le lendemain, quand les fumées alcooliques se furent dissipées, ce chat borgne apparut à son maître comme l’incarnation d’un remords, comme un reproche vivant de sa lâche violence, de sa folle cruauté. De plus, rancunier et peureux, Pluton fuyait les caresses de l’homme qui l’avait ainsi mutilé. Ainsi, peu à peu, s’engendra la bizarre antipathie que nous avons dite, haine atroce, qui semblait se développer sous l’irritante influence des spiritueux. Bref, cédant à une inspiration non