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L’Homme des foules n’est point un récit, c’est une étude, c’est une idée simple rendue avec énergie. L’auteur suppose que, dans un moment où ses yeux erraient au hasard sur les nombreux promeneurs qui passaient et repassaient devant les fenêtres d’un café où il était assis, il distingue une physionomie dont l’aspect le pénètre d’une indicible curiosité ; c’est celle d’un vieillard maigre et pâle dont tous les traits expriment avec une rare énergie l’inquiétude de la conscience, les angoisses du remords.

« Je n’avais jamais rien vu, dit-il, qui offrît quelque ressemblance, même éloignée, avec cette figure décrépite, et ma première idée, en l’apercevant, fut que Retszch, s’il l’avait connue, l’aurait préférée au type qu’il a choisi pour représenter Méphistophélès. Tandis que, fidèle à mon système d’observation, j’essayais d’analyser et de traduire en faits ou en passions les lignes multiples que m’offrait un si singulier visage, vingt idées s’éveillèrent en moi confuses et paradoxalement amalgamées, de rare et puissante intelligence, de méfiance habituelle, de misère, d’avarice sordide, d’insensibilité rigide et profonde, de malice, de cruauté, de triomphale ironie, de terreurs cachées, puis, sur le tout, de désespoir intense et sans remède. Je me sentais intéressé, presque ébloui, fasciné à un degré surprenant. — Quelle étrange histoire on apprendrait, me disais-je, si on pouvait lire dans cette poitrine ! Puis vint un extrême désir de ne pas laisser échapper cet homme, de le suivre, d’apprendre sur son compte tout au moins ce que les autres en savaient. »

Cédant à ce désir, notre curieux s’élance dans la rue et se met sur la piste de l’inconnu, étudiant ses moindres gestes, son costume, sa démarche avec une attention minutieuse, et d’autant plus à son aise pour cet examen passionné, que le mystérieux promeneur ne tourne jamais la tête, allant toujours droit devant lui, et choisissant avec une préférence marquée les groupes nombreux, les trottoirs encombrés de foule. Cette méthode ou cette manie, comme on voudra l’appeler, permettent à l’observateur qui le poursuit de s’approcher autant qu’il le veut, et de scruter de près les moindres détails de sa mise. Or, sous la roquelaure râpée qui recouvre tant bien que mal le torse maigre et courbé de ce vieillard singulier, l’espion volontaire distingue, en relief, le manche d’un poignard. A travers les fentes de ce haillon, il voit luire un diamant. N’y a-t-il pas là de quoi le confirmer dans ses soupçons si promptement éveillés ?

Il continue donc sa chasse, espérant découvrir le domicile du vieillard ; mais les heures se passent, la soirée s’avance, et celui-ci ne semble pas songer à gîter quelque part. D’abord il s’est tenu dans les rues les plus fréquentées. A mesure que les passans y deviennent moins nombreux, il les quitte l’une après l’autre pour aller dans les passages où la vie de