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plus qu’à jouir de sa gloire, se tue pour quelques articles de journaux. En 1806, au moment où allait paraître la Bataille d’Aboukir, il fut sur le point de prendre ce parti désespéré, parce qu’on lui avait demandé brusquement de substituer dans son tableau le personnage de Napoléon à celui de Murat, projet qui, heureusement pour Gros lui-même comme pour son tableau, ne fut pas mis à exécution.

Quelques amis supposèrent que l’infortunée MIIe Mayer avait envisagé avec une espèce de terreur la situation où la placerait vis-à-vis de Prudhon la nécessité de quitter l’appartement qu’elle occupait à la Sorbonne. Ce logement, qu’elle avait obtenu à titre d’artiste, était entièrement indépendant, de sorte que les convenances ne semblaient pas mettre tout-à-fait obstacle à leur réunion. Or, ces logemens venaient d’être redemandés par l’Université, qui voulait à leur place installer les cours publics qu’on y voit encore aujourd’hui. On a parlé aussi d’une femme de la société de Mlle Mayer, qui, sous le voile de l’amitié, se serait entremise charitablement pour lui donner des scrupules tardifs sur sa liaison et surtout au point de vue des inconvéniens qui en pourraient résulter pour Prudhon. Comment, s’il en fut ainsi, ne pensa-t-elle pas que le chagrin mortel qu’elle allait lui causer était un malheur auprès duquel tous les inconvéniens possibles n’étaient rien ? comment cette idée si naturelle ne vint-elle pas la détourner de son dessein ? Rien ne prouverait plus clairement qu’elle avait perdu la raison.

Quels que fussent les motifs capables de porter cette ame troublée à sa cruelle résolution, cette mort devenait pour l’infortuné resté seul le dernier trait du sort dans une vie déjà si éprouvée. A partir de cette catastrophe, la vie devint pour lui un poids insupportable. Ses pensées, ses discours, revenaient sans cesse vers ce point fixe, et son courage, pour résister à tant de maux, n’était plus qu’une morne résignation. Il s’élançait à l’avance vers le moment qui le réunirait à ce qu’il avait aimé. Il prit un triste plaisir à finir les tableaux commencés par la malheureuse femme. La Famille dans la désolation, l’un de ses derniers ouvrages exposés, est de ce nombre. Le Christ auquel il travaillait presque en mourant est comme la dernière lueur de son ame. Mécontent de cet ouvrage qu’il laissait imparfait, il suppliait ses amis de le faire disparaître après sa mort. On voit dans la collection de M. Marcille un tableau de grande dimension qui est l’un des tristes fruits de ses travaux de cette époque, lesquels, loin de tromper ses souvenirs, l’y ramenaient, comme on voit, de plus en plus. Il a représenté dans cette peinture l’ame quittant la terre pour rejoindre les cieux. Une mer sombre et qui semble grossir sans cesse se brise contre un écueil. Une belle figure s’élance de ce bord funeste en tendant les bras vers une céleste patrie. Elle est nue, elle a quitté ce lourd manteau de la vie mortelle ; cette dépouille qui tombe à ses pieds est souillée encore par la vague